Il faut qu’on vous fasse particulièrement mal pour que vous compreniez à quel point la vie ne ressemble pas à l’image que vous vous en faisiez. (1)
L’histoire commence au-delà du Mur. Et cet au-delà est le territoire de l’imaginaire ou, en termes freudiens, de l’inconscient. De là viennent les créatures merveilleuses et les monstres de la nature. Le Mur, lui-même prodige architectural, semble protéger le monde rationnel de toute résurgence de la magie, vécue comme une menace. Ainsi la magie ancestrale, fruit d’un pacte inespéré entre autochtones et allochtones, entre les Enfants de la forêt et les Premiers hommes, protège d’une magie plus obscure, à l’origine incertaine, d’une magie qui fait le mystère du monde et de l’existence. Une magie qui donne sa naissance au roman. Elle est sauvage et incontrôlable. Elle ouvre les possibles.
Prologue
Dans le monde de Westeros, on les appelle simplement les « Autres ». Parce qu’on ne sait pas ce qu’ils sont, parce qu’ils incarnent des lois naturelles étrangères à l’univers tel qu’on le comprend, ils sont les Autres absolus. On ne croit plus à leur existence. Les Autres habitent désormais l’imaginaire, et le langage commun. « Que les Autres t’emportent », entend-on jurer à Westeros. Les Autres sont reclus dans les contes de nourrices, dans les récits des temps héroïques, si reculés que leur trace se perd dans la mémoire des hommes; les héros disparus font rêver les enfants et les créatures obscures leur procurent ce frémissement du plaisir d’avoir peur dans la sécurité chaude de son lit.
Dès l’ouverture du roman, s’instaure un conflit latent entre ceux qui savent que « les chemins silencieux du monde » (2) s’ouvrent sur tout un faisceau de possibles invisibles, et ceux qui ne croient qu’en ce que leur raison peut comprendre et circonscrire. Le prologue réussit en quelques pages à nous attacher à trois personnages que nous ne reverrons plus car leur destin est en réalité déjà scellé, et leur souvenir, le souvenir de ce qui leur arrive, continuera de hanter longtemps le lecteur, à mesure que cette magie terrifiante qu’ils n’ont pas pu fuir étendra son ombre sur le monde, sinon rassurant, du moins familier, des hommes. Ainsi la fiction pose d’emblée la question de son propre imaginaire et de la foi qu’on voudra bien lui accorder. Cette question est au coeur de A song of ice and fire, et détermine non seulement sa composition dramatique, mais plus profondément son rapport au monde et l’interrogation existentielle que portent les personnages. Ainsi dans les premières pages du roman s’offre un monde – d’abord au-delà du Mur – où la fiction devient soudain réalité, où l’imaginaire prend vie, où l’impossible s’incarne dans des créatures de cauchemar apparemment invincibles et furtives au point d’être presque invisibles, auxquelles le lecteur, s’il était sceptique, ne peut désormais qu’accorder toute sa foi.
A song of ice and fire commence du côté de la glace, dans un paysage de neige et d’hiver quasi éternel, où il semble approprié de parler des morts. Et le problème avec les morts au-delà du Mur, c’est qu’ils ne restent pas en place. Ils ne se comportent pas comme on est en droit de s’y attendre, et viennent demander des comptes aux vivants. La mort bien sûr, et son mystère insondable, est mère de toutes les fictions depuis que l’homme se raconte des histoires. La mort et sa soeur la nuit.

Trois personnages, trois membres de la Garde de la Nuit. « Est-ce que les morts t’effraient? » demande l’un à son compagnon, pour se moquer de lui. Ils sont loin au nord du Mur, au coeur d’un territoire qui ne leur appartient pas, et craindre les morts est ici raisonnable. « Les morts ne chantent pas », dit le troisième. Les morts tuent en silence. Les Autres, ces puissances étrangères qui ont le pouvoir d’éveiller les cadavres, sont-ils une incarnation de la mort, de la nuit, de l’hiver, du mal? Tout cela à la fois? C’est peu probable. G.R.R. Martin a répété souvent, reprenant un mot de Faulkner, que ce qui l’intéressait avant tout était le conflit intérieur au coeur humain, et c’est ce conflit qu’il expérimente dans le laboratoire de ce monde étrange et familier qu’il a créé, comme un puzzle des grands épisodes de l’histoire des hommes. Martin reproche à Tolkien, qu’il admire par ailleurs, l’extériorisation trop tranchée du Bien et du Mal dans son oeuvre. Les Autres, aussi terrifiants soient-ils, ne sauraient être un dérivé de Sauron. Ils représentent quelque chose de plus mêlé, et aussi de plus insaisissable. Ils sont le mystère même, la source de la fiction; ils incarnent cet insondable du réel qu’elle tente de révéler en tissant d’autres possibles qu’elle offre à l’expérience. L’apparition des Autres est elle-même une contradiction. On entend quelque chose alors qu’ils ne produisent aucun son. On les voit sans les distinguer. Ils sont, écrit Martin, « une ombre blanche ». Ils sont un mélange de nuit et de glace. Ils sont vivants et leur nature est incompréhensible. Ils sont la survivance de la magie, écartée – pour combien de temps encore? – au-delà du Mur.
Bran

Bran Stark ne le sait pas encore, mais il est un personnage magique. Il n’a connu que l’été, mais l’hiver vient, et Bran est destiné à être celui qui comprendra ce qui a lieu au-delà du Mur.
Quand on rencontre Bran, il s’apprête à assister, pour la première fois, à la mort d’un homme. De cet homme justement qui a vu les Autres, qui a fui, et qui ne peut porter témoignage car on ne le croit pas. Bran aime les récits d’horreur que lui raconte sa nourrice; et il espère que l’homme est un de ces héros terrifiants des contes merveilleux. Le jeune garçon fait une première expérience de retour au réel : le condamné n’est qu’un misérable terrorisé et dont le corps, amputé des oreilles et d’un doigt, a déjà payé un lourd tribut au monde au-delà du Mur. L’homme n’a rien d’un héros et il sera décapité pour avoir déserté. Le père de Bran aussi est méconnaissable; il a été remplacé par le seigneur qui porte la lourde responsabilité d’accomplir la justice du roi et de tuer un homme en son nom.
Bran porte en lui la puissance de l’imaginaire et est traversé par le conflit qui oppose les légendes ancestrales à la trivialité du réel. Cette première scène fait de lui le témoin du passage. Passage de la vie à la mort, qu’il éprouvera bientôt dans sa chair même. Passage entre les mondes en-deçà et au-delà du Mur avec la découverte des bébés direwolves dont il sera le seul, avec Jon Snow, à ressentir l’importance. Ainsi s’annonce ce qu’il est destiné à devenir, un pont entre les mythes auxquels on a longtemps refusé de croire, et le réel qui s’apprête à les accueillir de nouveau; un pont entre les époques et les lieux. Ce pouvoir se paiera, comme il se doit, au prix d’un immense sacrifice.
Bran se rêve en héros de conte, et il deviendra exactement cela, toutefois sous une forme qu’il ne pouvait anticiper. Aussi incarne-t-il en un sens cette espèce de réalisme du merveilleux au coeur du projet fictionnel de A song of ice and fire. Le jeune garçon vit dans ce passé idéalisé du mythe, et son retour sur terre – au sens propre, douloureusement – lui permettra paradoxalement de s’y projeter pour y puiser une science nouvelle et salvatrice.
Bran aime escalader, se retrouver tout en haut du château de ses ancêtres, monter là où personne n’est allé, voir ce que personne n’a vu. Surplomber le monde, son monde, et en découvrir les secrets enfouis dans les pierres et dans le temps. Il sera le témoin et l’acteur involontaire d’une scène qui déroulera le réseau complexe de l’intrigue du roman. Scène qui mélange érotisme, inceste, jeux de pouvoir, complot et, à la fin, meurtre. Bran, dans sa chute depuis le sommet de la tour brisée, multicentenaire, devient le dépositaire d’un savoir à la fois magique et humain, terriblement humain.
Éternel prisonnier de cette chute, son esprit apprendra à voler.
Eddard

Lord Stark est un héros vivant, grand combattant, homme d’honneur et de devoir, mari et père aimant. Quand Ned Stark retrouve après neuf ans de séparation son vieil ami et compagnon d’armes, désormais roi, leurs retrouvailles ont la fragrance trouble des souvenirs d’une gloire certaine mais passée, mêlés aux réalités amères et triviales du pouvoir. Symboliquement les deux amis se rendent dans la crypte de Winterfell, siège des imposants ancêtres du lieu, où se trouve la tombe de Lyanna. La jeune fille, morte quinze ans plus tôt fut, nouvelle Hélène, cause de la guerre qui renversa le roi fou Aerys Targaryen, et détient encore, par-delà la mort, un secret essentiel que le récit ne dévoilera que beaucoup plus tard. Ainsi le couple Ned Stark / Robert Baratheon réunit tous les ingrédients de l’épopée: guerre, amour, gloire, lutte pour la justice et l’honneur. Du moins le croit-on d’abord. Dans la crypte de Winterfell, entre les deux hommes, se déploient et s’expliquent le passé et l’avenir de tout le roman. Au loin, dans l’obscurité, où Ned n’ose aller, s’étendent les tombes encore vierges des derniers Stark. A l’entrée se dressent les statues millénaires des premiers. Au milieu, deux simples mortels qui se rappellent avec nostalgie le bon vieux temps et prennent, inconscients, les décisions qui causeront leur perte à tous deux. Ces héros chevaleresques n’ont déjà plus leur place dans ce monde qu’ils ont en partie contribué à créer mais dont la complexité, par ses jeux de pouvoir et d’intrigue, par la magie souterraine qui le gagne tandis que l’hiver approche, les dépasse. Ils appartiennent au passé du roman et sont destinés à servir de chaînons pour le relier aux conséquences des actions dont ils furent autrefois les témoins et les acteurs, et dont ils incarnent ici simplement la rémanence vivante. Leurs enfants – les Stark, Baratheon et Targaryen – doivent prendre le relais. L’un, par son appartenance au Nord mystérieux et sa foi dans les anciens dieux, aura su transmettre aux siens, peut-être inconsciemment, le sens de la magie et la curiosité pour les mythes; l’autre, infidèle autant que cocu, jouisseur impénitent, n’a pu leur donner, sans doute involontairement, qu’un goût démesuré de leur rang et la soif pour un pouvoir que lui-même n’aimait pas. Son hédonisme débridé s’est transmué chez son fils Joffrey en hubris monstrueuse. Mais chacun représente un certain échec du pouvoir. Ned Stark parce qu’il n’a pas voulu en exercer les responsabilités, Robert Baratheon parce qu’il n’a pas su qu’en faire une fois disparue l’excitation du combat.
Catelyn

Contrairement à son mari, Catelyn Stark ne se reconnaît pas dans les mystères du Nord, mais appartient plutôt au monde nouveau où la rationalité prétend éloigner la magie et où les dieux ont un visage, un nom et une fonction bien établie, où la Foi répond à un dogme et des rites institutionnalisés, au lieu de sacraliser, dans un paganisme sauvage, des arbres aux larmes rouges dont les feuilles ressemblent à des mains ensanglantées. Elle n’est pas pour autant étrangère au royaume de l’imaginaire, moins même peut-être que Ned Stark. Elle laisse son regard ouvert aux signes que le réel apporte: un direwolf mort sous les coups d’un cerf, au moment où Robert Baratheon vient rendre visite aux Stark peut être sagement lu comme un présage inquiétant. Catelyn, par son mariage qui l’exile de Riverrun où elle est née et par sa position de femme dans une société sévèrement patriarcale, est une outsider dans le monde fruste de Winterfell, ce qui lui donne une acuité dont son mari est tristement dépourvu. Le privilège du rang, même exercé sans injustice supplémentaire, sera souvent source d’aveuglement dans le roman. Rien d’étonnant quand on songe que Westeros est un monde dont les règles sociales sont figées depuis des millénaires. L’univers de Martin mérite en ce sens la qualité de dystopie médiévale, dont seule l’irruption de la magie semble pouvoir faire évoluer le cadre à la fois immobile et chaotique.
Arya

Arya, jamais, ne pourra se reconnaître dans ce cadre qui l’opprime parce qu’elle est née femme. Comme son frère Bran, elle rêve de combats glorieux et d’aventures. Elle a nommé son direwolf Nymeria, hommage à une guerrière des temps mythiques de Westeros. Chaque direwolf est un alter ego des enfants Stark, extériorisation primale d’une identité profonde et enfouie dans l’inconscient le plus reculé. Nymeria sera la seule des jeunes loups rendue à l’état sauvage, à elle seule sera donnée la possibilité d’accomplir sa véritable nature, au prix d’une séparation déchirante avec cette autre partie d’elle-même que représente Arya.
Arya est une force de contestation. Son regard est éclairé parce que décalé, et elle voit la comédie sociale qui se joue autour d’elle. Terriblement à l’étroit dans celui qu’on prétend lui imposer, elle ne croit pas au rang. Et Arya devra connaître, plus tard, bien plus tard, l’aveuglement physique pour découvrir enfin qui elle veut être et se réconcilier, violemment, avec son passé.
Dans un monde dont les règles sont fondamentalement injustes, il est inévitable que la nature d’Arya la pousse à les enfreindre, et à révéler l’essence secrète de cet ordre dévoyé. Un monde toujours au bord du chaos, préservé avec peine de sa violence inhérente par ceux qui le maintiennent dans son immuabilité monstrueuse, et se perdent eux-mêmes dans un aveuglement volontaire ou inconscient, en jouant leur rôle et en feignant de croire qu’il est juste.
Jon

Quatre des enfants Stark figurent à eux seuls ce réseau complexe des places sociales confrontées à l’individualité en quête d’affirmation. D’un côté Sansa et Robb, les deux aînés, promis au pouvoir, l’une par le mariage, l’autre par l’héritage légitime. De l’autre Arya et Jon Snow, nécessairement proches, les deux parias en conflit avec le regard qu’on porte sur eux; l’une destinée à l’obscurité relative du rôle de dame de cour pour lequel elle n’a aucun talent ni aucune qualité, l’autre condamné à l’invisibilité par sa naissance honteuse. Jon, comme Arya, est un personnage décentré, ni tout à fait dehors ni tout à fait dedans, et son regard peut percer à jour ce qui se cache derrière le masque des grands de ce monde qui le méprisent sans le connaître.
L’immense tissu de personnages élaboré par Martin permet de percevoir des effets de miroir inattendus entre des figures a priori radicalement différentes, voire opposées; ainsi les liens évidents entre Jon et le plus jeune Lannister sont-ils tôt soulignés dans le roman par la fameuse réplique de Tyrion : « Tous les nains sont des bâtards aux yeux de leur père. » Et, plus surprenant, on peut voir des traits de similitude entre Arya et Cersei Lannister, chacune partageant des aspirations dignes de leur personnalité mais que leur interdit irrémédiablement la société.
Sans doute peut-on s’amuser à lire dans le physique singulier de Tyrion, et en particulier dans ses yeux vairons, un symbole plus profond et plus secret de cette nature double qui le relie à Jon. Mais ce sont là des considérations qu’il convient de remettre à plus tard. Toujours est-il que Tyrion est le premier Lannister que Jon rencontre, un soir de banquet où chacun, à sa manière, se sent finalement peu à sa place. Et Tyrion livre à Jon le sage conseil, non seulement d’accepter ce qu’il est, mais d’en faire sa force. Injonction double et paradoxale : accepter ce que le monde voit en moi, et refuser en même temps d’être réduit à ce regard. A la fin de l’échange, l’ombre de Tyrion saisie dans l’embrasure de la porte, agrandie, comme révélée, est celle d’un roi. Quelques instants plus tôt, Jon lui-même s’était laissé prendre au piège des préjugés de son regard, croyant reconnaître dans le physique de Tyrion l’antithèse du héros. La rencontre, semble-t-il, l’a ouvert sur un plus large possible du réel.
Daenerys

Daenerys est de la race de ces femmes puissantes non encore écloses. La vie devra lui faire particulièrement mal, sans merci, pour qu’elle sorte enfin de sa chrysalide. Contrairement aux enfants Stark, elle ne rêve pas de grandeur, elle est la victime des rêves d’un autre, son frère Viserys. Quand le roman s’ouvre, elle est encore Dany, jeune fille apeurée, qui a fui toute sa vie et n’a rien pu apprendre du monde si ce n’est à s’en méfier. Ses rêves à elle sont d’une simplicité déchirante, avoir enfin un chez-soi où se réfugier, où connaître la paix, loin de l’influence destructrice des désirs d’autrui. Recroquevillée sur elle-même, discrète, silencieuse, elle observe. Elle voit clair dans les illusions, les naïvetés et les contradictions de son frère, le dernier, croit-il, des dragons. Pour ceux qui lui ferment désormais leur porte, le « roi mendiant ».
Daenerys, pourtant, a grandi bercée par les récits de Viserys. Elle a revécu mille et une fois par sa bouche la chute de la famille Targaryen et le massacre des siens. Elle est entraînée malgré elle dans sa folle entreprise de reconquête. Elle est femme, et on n’hésite pas à la prostituer en échange d’une armée, puisque la justice est à ce prix. Quand le lecteur la rencontre, elle se prépare et prend peu à peu, passive sous les gestes de serviteurs, tous les atours d’une princesse de conte. Avant d’être vendue par son frère à un chef de guerre étranger qu’elle n’a jamais vu. Mais Daenerys s’est construite dans cette mythologie transmise par Viserys; elle est en germe à présent, en elle, et attend de prendre vie, de se réaliser en se modelant selon les contraintes du monde.
À la fin, terrifiée face à l’immense Dothraki, elle sourit et se redresse. À la fin, elle dira « oui » à khal Drogo (3).
Ainsi les pions sont en place. Le roman s’apprête à déployer son futur autant que son passé. On peut lire le récit de A song of ice and fire comme une conséquence démultipliée, complexifiée, de la grande « Rébellion » (Ned Stark et Robert Baratheon vs. Aerys Targaryen) et, plus largement encore, de la mythique « Longue Nuit » vers laquelle Westeros semble retourner au moment où, selon les mots de la maison Stark, « l’hiver vient ». Quelque chose d’extraordinaire se prépare et chaque personnage verra ses rêves se briser un à un pour, enfin, réaliser son destin dans le réalisme boueux et magique de Westeros.
Le lecteur, pris dans l’enchevêtrement toujours plus complexe des points de vue, a été averti par de multiples signes : il convient, pour saisir le déroulement du récit et tirer des conflits en attente leur essence révélatrice, de prendre garde bien sûr aux perceptions de chaque personnage mais plus encore peut-être à l’ombre qu’il projette sur le visage de celui qui le regarde.
La fantasy en images
« The best fantasy is written in the language of dreams », écrit Martin. La littérature peut traduire cette langue des rêves. Comme eux, elle a le pouvoir d’évoquer un univers insaisissable. Elle lui donne une vie toujours prise entre une réalité évanescente et un imaginaire pur. Le monde qu’elle invoque est aussi bien dans ses mots que dans l’esprit du lecteur qui, à la fin, leur prête sa puissance d’actualisation. Ainsi est-il à la fois actuel et virtuel, là et absent. Comme le rêve. Cette dualité devient impossible quand le monde de la fantasy passe dans l’image. L’image vous saute aux yeux, l’image est radicalement présente. C’est tout le défi de la série Game of thrones. Elle donne un visage à des personnages qui, tels le Faceless God, en avaient des millions. Elle donne une apparence, une architecture définies à des lieux qui, dans le labyrinthe de l’esprit, se modelaient, se complexifiaient, se contredisaient parfois, au fil de la lecture.
L’image est immédiate, quand la lecture nous introduit dans un temps au ralenti. C’est l’autre grand défi de la série. 800 pages pour le premier volume du roman de Martin. Dix heures pour la première saison de Game of thrones, beaucoup moins qu’il n’en faut pour le lire. Au moins pour les premières saisons, D.B. Weiss et David Benioff, les créateurs de la série, ont réussi à induire un rythme assez fidèle à celui du récit de Martin. Et finalement, l’immédiateté et la richesse, spatiale et auditive, de l’image compensent en partie l’inévitable perte des détails propres à l’écriture. Par la bande sonore, c’est toute une atmosphère qui s’éveille inconsciemment dans l’esprit du spectateur, comme elle était convoquée sans qu’il y pense par l’imaginaire du lecteur. Ainsi l’image gagne-t-elle en épaisseur immédiate ce qu’elle perd en étendue temporelle. Et la puissance visuelle offerte par Game of thrones permet de traduire de manière spectaculaire le réalisme du merveilleux qui semble caractériser la mythologie de Martin.
Du pilote, on se contentera de retenir ici deux choses. Le prologue d’abord, pour ses symboles visuels qui marquent l’entrée dans un univers autre. Ce portail qui s’ouvre en plan rapproché sur trois personnages tout à fait banals, jusqu’à recouvrir tout l’écran qui passe ainsi au noir. Quelques secondes suffisent pour faire ressentir au spectateur qu’il est en transition, qu’il vit un moment de passage. De là un long tunnel, sombre évidemment, dans lequel on suit nos trois antihéros, pour déboucher sur une forêt de conte macabre, surplombée par un mur de glace aux proportions extraordinaires. Cette impression troublante de renaître dans le monde des morts. Ou d’expérimenter un renversement de la conscience proche du rêve.

Le générique de Game of thrones est devenu un véritable mythe dans le mythe. Il relève avec génie ce défi incontournable du générique de série, de permettre au spectateur de retrouver dès les premières minutes la familiarité de l’univers dans lequel il se plonge avec délice, sans provoquer la lassitude. Il montre comme un espace-tour de Babylone, en perpétuelle construction, appel à l’imaginaire pour s’actualiser, fidèle en cela à l’expérience littéraire. Pour donner une vue d’ensemble de l’univers de Westeros il adopte un point de vue omniscient, celui, de toute évidence, du Corbeau à Trois Yeux que Bran est destiné à devenir après son accident. Le choix, s’il paraît détourner le dispositif narratif de Martin, où chaque chapitre épouse le point de vue d’un personnage, et où le lecteur n’a pour conséquent jamais accès, en apparence, à l’omniscience, est toutefois judicieux. Bran en effet, ou le Corbeau à Trois Yeux, a une connaissance immédiate, non seulement du passé, mais de l’ensemble du présent du monde. Il symbolise en ce sens l’inconscient même du récit, il incarne la matrice qui permet au réseau complexe des personnages d’exister, il révèle ce qui les relie les uns aux autres. Ainsi le générique de la série suggère que c’est là le rôle proposé au spectateur lui-même; comme le roman, en offrant de pénétrer dans la conscience de chaque personnage, fait du lecteur le Corbeau à Trois Yeux. La clef des motivations, des désirs, des joies et des souffrances de chacun est entre ses mains. Et il est aussi impuissant que Bran, condamné au rôle d’observateur, mais sans possibilité d’agir sur la scène qui se déroule sous ses yeux.
Là se dévoile le coeur magique de toute fiction. Spectateur ou lecteur, il nous est donné d’éprouver dans leur pureté la réalité d’émotions intenses, tout en déléguant à d’autres l’amertume de la vie quand elle brise nos rêves.
Bienvenue dans le monde de Westeros.
L’image en une est une illustration de Marc Simonetti.
Pour regarder G.R.R. Martin parler de son oeuvre
(1) Pacôme Thiellement, Les mêmes yeux que Lost
(2) Saint-John Perse
(3) La scène où Daenerys et Drogo consomment leur mariage est complexe dans le roman de Martin, mais finalement sans ambiguïté. Le khal demande son consentement à Daenerys, qui le donne. La série Game of thrones montre une scène de viol. On pourra s’interroger sur ce choix, d’autant plus dérangeant que la relation entre Daenerys et Drogo est destinée à devenir une grande histoire d’amour…