Cixin Liu et le paradoxe de Fermi

Dans sa trilogie Le Problème à Trois Corps, l’auteur de science-fiction chinois Cixin Liu propose une nouvelle réponse au paradoxe de Fermi. Au début des années 50, le physicien Enrico Fermi énonçait le paradoxe qui a pris son nom: alors que notre galaxie contient très probablement – et cela a été confirmé depuis par les observations astronomiques – de nombreuses exoplanètes semblables à la Terre, alors que, en toute logique, la plupart de ces exoplanètes ont comme la nôtre probablement vu la vie s’épanouir jusqu’à l’apparition d’une civilisation technologique, comment se fait-il que les extraterrestres ne nous ont pas encore rendu visite? Le paradoxe est d’autant plus déroutant que, si des civilisations se sont en effet développées ailleurs dans notre galaxie, au regard de l’âge relativement jeune de la Terre, ces civilisations sont, au moins pour certaines, très en avance sur la nôtre, peut-être de plusieurs milliards d’années.

Les astrophysiciens se sont penchés sur cette délicate question et ont proposé plusieurs explications, certaines extravagantes, d’autres déprimantes, ou à l’inverse optimistes et séduisantes: les échelles de distance dans la galaxie sont trop énormes, une civilisation technologique est par nature condamnée à s’autodétruire avant de maîtriser le voyage interstellaire, il existerait, parmi ces civilisations extraterrestres, un pacte galactique enjoignant de respecter sans intervenir le rythme d’évolution des civilisations primitives comme la nôtre… Il reste que chacune de ces explications, c’est inévitable, est entachée d’anthropocentrisme, et, aussi imaginative fût-elle, pense l’évolution d’une civilisation technologique en termes de comportements humains. Mais un extraterrestre c’est l’autre absolu, et c’est ce qui le rend à la fois si inquiétant et si attirant.

L’extraterrestre, on n’a pas forcément envie de le rencontrer. Alien3, David Fincher (1992)

Sans doute faudra-t-il attendre le contact prédit par Carl Sagan pour avoir une idée claire sur ce « Grand Silence ». Il est possible, bien sûr, qu’on attende encore longtemps.

Les astrophysiciens ne sont pas les seuls à se préoccuper de cette question, qui fascine tout autant les écrivains et les cinéastes. Ted Chiang, qui a inspiré Denis Villeneuve pour son film Premier Contact, fait du sujet un traitement à la fois poétique et philosophique, dans sa nouvelle « Story of your life ». Les extraterrestres y sont des autres absolus, aussi bien dans leur morphologie, qui n’a rien d’anthropoïde, que dans leur rapport au monde: les Heptapods (c’est le nom que leur donnent les humains entrés en contact avec eux) vivent dans un temps non pas linéaire mais global, et voient dans le même moment, passé, présent et futur. Leur langage est une transcription extrêmement complexe et élégante, littéralement holographique, de cette perception inédite du temps, et l’héroïne de la nouvelle, une éminente spécialiste en linguistique, l’étudie jusqu’à accéder à son tour à un temps holistique. Les Heptapods sont des êtres bienveillants, venus avertir l’humanité de sa dégénérescence prochaine tout en lui apportant leur aide. Chiang donne alors une réponse implicite au paradoxe de Fermi: les civilisations extraterrestres évoluées, gardiennes des civilisations de l’univers, interviennent en cas de danger inéluctable, en offrant à l’humanité, non pas une arme nouvelle redoutable, mais un langage qui contient en lui la vérité de l’Univers.

Les Heptapods et leur écriture holistique. Premier Contact, Denis Villeneuve (2016)

Cixin Liu reprend le thème, traditionnel en science-fiction, du contact extraterrestre pour réfléchir sur la persévérance de la civilisation humaine, même lorsque le jeu est clairement en sa défaveur. Il dégage deux caractéristiques fondamentales qui définissent l’humanité : son essence morale ou, en termes lévinassiens, sa responsabilité, et sa faculté à persévérer dans son être. C’est sur le conflit entre ces deux fondements nécessaires que repose la dynamique dramatique du roman, qui se demande à plusieurs reprises : l’humanité est-elle toujours l’humanité quand, pour survivre, elle a renié tous ses principes? La question, posée non plus à l’échelle de l’individu mais à celle de l’espèce tout entière, devient vertigineuse. La responsabilité n’apparaît pas, dans une conception réductrice et utilitariste, comme une donnée indispensable à la cohésion de l’ensemble, dès lors que l’homme vit en société, mais comme une transcendance ontologique. Il s’ensuit un corollaire problématique: pour rester elle-même, l’humanité pourrait, dans des circonstances extrêmes, devoir se sacrifier et renoncer à exister afin de préserver les principes qui la fondent dans son être.

La trilogie de Liu explore ce problème dans toute sa complexité sans jamais lui apporter de solution définitive: à la fin, seuls les choix des individus singuliers, forcément divers et contradictoires, disent la lutte de l’humanité avec elle-même. Et ces choix ont des conséquences sur l’Univers, ce qui leur donne évidemment une dimension assez radicale. Comme tout écosystème, l’Univers est inévitablement modifié par les intelligences qui le peuplent et ont les moyens d’agir sur lui, cette action fût-elle minime. Il ne s’agit pas de folie des grandeurs ou d’hubris, mais plutôt de poser la question de la responsabilité sans concession ni échappatoire. Si ces intelligences se comptent par milliards, alors la structure même de l’Univers, ses lois théoriquement immuables, pourrait s’en trouver infléchie.

La première à choisir, c’est Ye Wenjie, jeune astrophysicienne reléguée, suite à la Révolution culturelle, dans une base de recherche sur les ondes radios à travers le cosmos, appelée « Côte Rouge ». Ye Wenjie repère un message envoyé depuis une planète du système à trois étoiles d’Alpha du Centaure, relativement proche, à 4,3 années-lumière de la Terre. Le message est clair: Ne répondez pas. Répété trois fois. Et une explication: Si vous répondez, votre monde sera envahi et conquis. Ye Wenjie choisit de répondre. Et paradoxalement, elle choisit de répondre au nom de l’humanité: Notre civilisation n’est plus capable de régler ses propres problèmes, nous avons besoin de votre puissance pour intervenir.

Vue d’artiste d’une planète orbitant autour de deux étoiles d’Alpha du Centaure (A et B). La troisième étoile, Proxima, n’est pas représentée.

Luo Ji, scientifique dilettante et peu concerné par le sort de l’humanité, sera le deuxième à choisir. Le deuxième volume de la trilogie s’ouvre sur une conversation entre Ye Wenjie et Luo Ji, opportunément racontée du point de vue d’une fourmi: comment mieux exprimer que chaque être peuplant ce monde est intéressé, même sans le savoir, aux décisions des intelligences qui le peuplent? Les années ont passé et Ye Wenjie a eu le temps de réfléchir sur les conséquences de son propre choix. Elle a élu Luo Ji, sans que le lecteur ni lui-même ne puissent d’abord comprendre pourquoi, dépositaire du fruit de sa réflexion. Cette transmission aura un effet décisif sur la destinée de Luo Ji, une fois qu’il en aura compris, bien plus tard, les enseignements. Ye Wenjie conseille à Luo Ji de se lancer dans un champ d’études prometteur depuis la découverte d’une civilisation extraterrestre, la sociologie cosmique ou l’étude d’une supersociété composée des civilisations dispersées à travers l’Univers. En l’absence de données d’observation concrètes, Ye Wenjie envisage une telle sociologie d’abord comme un modèle mathématique théorique, dont l’élaboration est facilitée par le gigantisme des distances interstellaires : chaque étoile forme un point de la figure géométrique dessinée par la sociologie cosmique. Elle donne à Luo Ji, sous la forme de deux axiomes et deux concepts subsidiaires, le cadre dans lequel inscrire son exploration. Les deux axiomes posent d’abord que la survie est le besoin primaire de toute civilisation, ensuite qu’une civilisation grandit et s’étend continuellement tandis que la matière totale de l’Univers reste constante. Le premier concept est énigmatique, mais sera déterminant dans la réponse apportée par Cixin Liu au paradoxe de Fermi: la suite de suspicions. Le deuxième lui est intimement lié: l’explosion technologique.

Illustration, par Stephen Martiniere, pour la couverture des éditions américaine (Head Zeus) et française (Actes Sud) du deuxième volume de la trilogie de Cixin Liu, La Forêt sombre.

Le deuxième volume de la trilogie s’intitule La Forêt sombre, et ce titre trouve tardivement, au cours de la lecture, son explication, pourtant déjà contenue dans le cadre conceptuel donné par Ye Wenjie à Luo Ji. La « forêt sombre » est une métaphore de l’Univers en même temps qu’une réponse au paradoxe de Fermi. Cixin Liu pose dans son roman la réalité d’une multitude de civilisations extraterrestres, mais déconseille à l’humanité de faire connaître son existence. Au temps pour Carl Sagan et son message universel

Il revient au lecteur de cheminer, à l’instar de Luo Ji, à l’intérieur du cadre dessiné par Ye Wenjie pour dévoiler à son tour l’énigme de la « forêt sombre ». Et de se demander si l’humanité, en renonçant pour survivre à la curiosité et au désir d’exploration et de compréhension qui ont guidé toute son histoire, sera toujours l’humanité.

Plaque conçue par Carl Sagan et équipant les sondes Pioneer 10 et 11, sur laquelle se trouve un message à l’attention des extraterrestres. Les sondes, lancées il y a plus de quarante ans, sont désormais aux confins du système solaire.

Illustration en une : couverture dessinée par Stephen Martiniere pour les éditions américaine (Head Zeus) et française (Actes Sud) du Problème à Trois Corps, premier volume de la trilogie de Cixin Liu.

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