Les tourments du désir

Livre I

#2

τὸν δ᾽ οἶον, νόστου κεχρημένον ἠδὲ γυναικός,

νύμφη πότνι᾽ ἔρυκε Καλυψώ, δῖα θεάων

Homère, Odyssée, I, 13-14

Prologue

L’assemblée des dieux

Ulysse est un héros: les dieux s’intéressent à lui, pour le meilleur et pour le pire. Sa destinée est un condensé complexe de choix personnels et de décrets divins.

L’homme grec se vit partie intégrante d’un monde dominé par des forces sur et extra humaines. Il doit lui-même, bien souvent, s’y soumettre sinon se résigner. Son humilité est une reconnaissance de sa place singulière dans l’univers: un rouage sans doute, un élément, essentiel au même titre qu’un autre, ni plus, ni moins. Il fut un temps, pourtant, où, selon Hésiode, les hommes vivaient parmi les dieux; si, mortels parmi les immortels, ils ne pouvaient être leurs égaux, même alors, du moins entretenaient-ils avec eux des relations directes et de bonne entente. Et puis, version païenne du péché originel, les hommes ont déçu, les hommes ont déchu. Leur rôle désormais est de rendre hommage à ces puissances qui leur furent proches un jour et dont ils sont irrévocablement séparés.

Les héros d’Homère, qui savent reconnaître les dieux sous leurs déguisements, qui peuvent leur parler comme à de bienveillants compagnons, sont une rémanence de cet âge d’or raconté par Hésiode. Ils voient plus loin, plus profond que les autres hommes; ils ont accès à la magie du monde, cachée mais non disparue. Cette complicité est une bénédiction et une malédiction. Ulysse, héros très humain, n’aspire jamais qu’à une vie ordinaire. Achille, héros surhumain, regrettera après la mort de n’avoir pas été un obscur paysan.

Être un objet d’intérêt pour les dieux est épuisant. Il faut se montrer, sans cesse, à la hauteur. Il faut sans cesse conjurer la reposante médiocrité humaine. Et puis on est, petit bouchon de liège perdu au milieu de la vaste mer, agité entre de puissants désirs contradictoires, qui cherchent, peut-être pour tromper leur ennui immortel, à s’amuser de nos êtres comme de marionnettes flexibles à l’infini – jusqu’à la brisure. Ovide, dans ses Métamorphoses, racontera combien le désir des dieux est tragique pour l’homme – plus souvent la femme.

Le cheminement d’Ulysse, ce récit du retour par excellence, raconte aussi une nécessaire réconciliation avec les dieux, laquelle devra s’incarner dans un dernier geste de reconnaissance vers Poséidon, pour se libérer de cet attachement trop étroit, et (re)devenir un homme, simplement. Revenir des aventures extraordinaires et héroïques, qu’elles soient celles, terribles, de la guerre, ou celles, non moins terribles, des lieux et des monstres merveilleux, c’est finalement trouver une consolation dans la poésie triviale de l’existence. La magie est toujours là, mais réfugiée désormais dans le cadre sûr, maîtrisé, de la fiction et du récit, où l’homme peut l’invoquer selon son propre désir.

Quand l’Odyssée ouvre, après le proême, son histoire, Ulysse est seul, abandonné au bout du monde connu. Les dieux de l’Olympe semblent l’avoir oublié, et la nymphe Calypso le retient en son île, depuis presque dix ans. Symboliquement, le premier acte du retour, pour Ulysse, consistera à se libérer du désir de la déesse.

Les trois désirs

Le prologue du livre I est traversé de désirs concurrents, dont Ulysse est à la fois l’objet et le sujet. Trois catégories de désirs se partagent sa destinée, rivaux dont chacun cherche à l’emporter sur les deux autres.

Il y a, d’abord, le désir d’Ulysse lui-même. Un désir profondément charnel – et il ne faut pas réduire ce terme à sa seule dimension sensuelle, érotique; un désir profondément incarné, celui d’un mortel, dont l’âme – ou, si l’on veut, l’esprit – est inextricable d’un corps lui-même inscrit, à travers ses joies et ses souffrances, dans le temps. Ce désir, bien sûr, c’est celui du retour. Et, depuis vingt ans qu’il erre, Ulysse perçoit sans doute que, s’il peut revenir en arrière dans l’espace, un retour dans le temps lui est définitivement interdit. Pendant ces vingt années, Ulysse a pu faire l’expérience du temps dans toute sa complexité: il a connu les accélérations folles des batailles et des naufrages; il connaît aussi, surtout depuis qu’il est retenu par Calypso, la suspension mortifère de l’attente. Ces vingt années de lutte, cette errance pleine de circonvolutions, contiennent une constante cependant, celle qui fonde l’identité d’Ulysse et transcende le temps qui passe. Un double désir en réalité, de cet homme universel que chantait avec mélancolie le proême, de cet homme encore innommé: désir du retour et de sa femme, comme le point d’arrivée naturel d’une destinée tourmentée, contrariée, puisque Ulysse n’a jamais voulu partir faire la guerre à Troie.

τὸν δ᾽ οἶον, νόστου κεχρημένον ἠδὲ γυναικός,

νύμφη πότνι᾽ ἔρυκε Καλυψώ, δῖα θεάων

lui seul, désirant le retour et sa femme,

la puissante nymphe Calypso le retient, divine entre les déesses

Odyssée, I, 13-14

Le désir est rigoureusement encadré dans le vers par ses deux objets inséparables, νόστου, le retour, et γυναικός, la femme; l’un et l’autre ensemble, parce que l’un et l’autre ne trouvent leur sens que l’un avec l’autre. Revenir en Ithaque, ce n’est pas simplement retrouver un espace quitté autrefois, c’est être reconnu par ceux qui l’habitent aujourd’hui. Le verbe κεχρημένον, traduit faute de mieux par « désirer », renvoie à l’idée de besoin. Ulysse ne souhaite pas seulement revenir, ce désir-là est ce qui le fait exister, ce qui le rend vivant, comme boire ou manger.

Ce double désir, incarné, d’Ithaque et de Pénélope, signe l’appartenance d’Ulysse à l’humanité, réconciliant les aspirations de l’esprit et du corps. Loin d’Ithaque et de Pénélope, Ulysse est prisonnier des limbes, ni mort ni vivant pour les siens qui le croient mort sans avoir pu l’enterrer; loin d’Ithaque et de Pénélope, Ulysse, vivant, ne songe qu’à mourir. Il est pourtant sur une île paradisiaque, en compagnie d’une déesse splendide qui veut l’épouser et lui offre l’immortalité. Ulysse n’en a que faire – même s’il ne dédaigne pas, en attendant, la couche de la belle Calypso. Justement, la vie que lui propose la nymphe n’est pas celle d’un homme et Ulysse la refuse obstinément. Ses rêves sont bien plus triviaux, et c’est ce qui les rend bouleversants de vérité. Athéna les rappelle à Zeus, quand un peu plus loin dans le poème elle défend la cause du héros; on saluera au passage l’étonnante sensibilité d’Athéna, l’immortelle, aux rêves d’un mortel:

θέλγει, ὅπως Ἰθάκης ἐπιλήσεται · αὐτὰρ Ὀδυσσεύς,

ἱέμενος καὶ καπνὸν ἀποθρῴσκοντα νοῆσαι

ἧς γαίης, θανέειν ἱμείρεται

(Calypso) l’enchante, pour qu’il oublie Ithaque, mais Ulysse,

aspirant à voir seulement la fumée s’élancer de sa terre (1), désire mourir

Odyssée, I, 57-59

Les charmes de la déesse ne sont donc rien face à la puissante simplicité des souvenirs, quand on a connu, ne serait-ce qu’une fois, un instant, ce que peut offrir le bonheur humain, et que subsiste, même infime, l’espoir de le retrouver. Ainsi Ulysse tourne-t-il le dos à l’immortalité, cette vieille illusion de la condition humaine, pour mieux reconnaître, en lui-même, ce qui fonde la vérité de sa vie d’homme: cet autre charme, celui du sensible, que le temps approfondit, épaissit, cristallise, jusqu’à le rendre inoubliable. En oubliant Ithaque, Ulysse s’oublierait lui-même et, immortel peut-être, il ne serait plus que l’image spectrale d’une existence désincarnée. Mieux vaut mourir que ne plus être capable de sentir son être vibrer au sourire de l’aimée. Et le mortel a sur l’immortel ce privilège de pouvoir ressentir le vertige infini d’un seul instant de joie.

Ainsi Ulysse, toujours relié à la vie par le fil tenace du désir simple, pouvoir réincarner sa propre fragilité, est-il prisonnier, quand commence l’épopée, d’une atemporalité glacée. Calypso le retient, aux marges de l’espace, aux marges de l’existence, dans un non-lieu inhumain. Calypso, c’est celle qui cache (2): elle a voilé Ulysse au regard des hommes, et plus particulièrement au regard des siens. C’est pourquoi il devra, en revenant, méconnu d’abord, être l’agent de sa propre apocalypse.

Calypso est la fille du Titan Atlas, qui représente, selon la théogonie d’Hésiode, l’ordre ancien, ou plutôt le temps du désordre et de la démesure, auquel Zeus a mis fin pour instaurer l’harmonieuse hiérarchie des Olympiens, sorte d’État de droit divin qui succède à l’anarchie de l’arbitraire. C’est donc aussi de ce passé mythique qu’Ulysse, en échappant à Calypso, doit se libérer pour retrouver le juste ordre du monde.

Calypso habite Ogygia, île impossible à situer, dont Athéna nous dit qu’elle se trouve au « nombril de la mer ». Sans doute faut-il entendre que l’île de la nymphe est au point le plus éloigné de toute terre, centre exact de la mer. Les mésaventures d’Ulysse l’ont mené aux confins des civilisations humaines, dont il ne pourra se sauver que grâce à l’art nautique des Phéaciens, magie nécessaire pour passer du monde merveilleux au monde des hommes.

Calypso, enfin, désire Ulysse. Elle désire, plus précisément, qu’il accepte de devenir son époux. Le désir de Calypso est un désir divin, ou même titanesque, et, comme Ogygia nombril de la mer, refermé sur lui-même, il ne connaît pas d’issue. Désir d’immortelle qui ne peut s’inscrire dans le temps, dans un récit nourri de l’expérience vécue à deux, il est condamné à se répéter toujours, à s’enflammer de lui-même sans jamais atteindre son but. Et on entend cette répétition tragique dans le verbe qui le désigne, λιλαιομένη (lilaioménè, Odyssée, I, 15): ce n’est pas le désir-besoin, le désir incarné d’Ulysse, c’est un désir qui consume, dans l’effort incessant pour obtenir son objet. Ulysse est prisonnier de l’île de Calypso, mais il échappe à son désir d’éternité. Lui aspire au contraire à retrouver le passage du temps.

C’est un autre désir, divin lui aussi, image spéculaire de celui de Calypso, qui l’en a exclu. Poséidon poursuit Ulysse de sa rage depuis qu’il a mutilé son fils, le cyclope Polyphème. Il y a, entre Poséidon et Ulysse, un étrange effet de miroir. Poséidon poursuit; Ulysse fuit. Au début du poème, Ulysse est reclus malgré lui au nombril de la mer, loin des hommes; Poséidon s’est provisoirement exilé du monde des dieux, chez les Ethiopiens, aux confins du monde habitable. Comme l’ombre de Tirésias l’apprendra à Ulysse au livre 11, seul Poséidon a le pouvoir de parachever son retour, lorsque le héros enseignera l’existence de la mer à l’homme qui ne la connaît pas. Logiquement, seul ce dieu peut joindre les deux extrémités de la composition annulaire du poème puisque, sans lui, l’Odyssée n’existe pas. Il est révélateur, enfin, que les noms du dieu et d’Ulysse apparaissent en même temps, dans une même exclusion qui les réunit: la volonté du dieu s’est intriquée au destin du héros.

(…) θεοὶ δ᾽ ἐλέαιρον ἅπαντες

νόσφι Ποσειδάωνος · ὁ δ᾽ ἀσπερχὲς μενέαινεν

ἀντιθέῳ Ὀδυσῆϊ πάρος ἣν γαῖαν ἱκέσθαι

(…) tous les dieux avaient pitié de lui, tous

sauf Poséidon; lui, sans trêve, entretenait sa fureur

contre le divin Ulysse, jusqu’à ce qu’il retrouve sa terre natale

Odyssée, I, 19-21

C’est bien ce troisième désir, plus que celui de Calypso, lequel cédera finalement aussitôt aux injonctions de Zeus, qui empêche le retour d’Ulysse. Troisième catégorie du désir qui apparaît comme l’image spéculaire du désir incarné, si humain, d’Ulysse, la fureur de Poséidon a tous les excès du divin. Et l’Odyssée raconte aussi le combat épique entre ces deux forces étrangement semblables. Le verbe employé pour désigner cette fureur, qui est donc aussi et d’abord un désir, μενέαινεν, dérive du μένος (ménos), terme grec extrêmement riche et qui semble contenir à lui seul tout le mystère de ce qui rend vivant le vivant: principe de vie, source des passions, principe de la volonté. Au même titre qu’Ulysse et son besoin vital de revenir, de retrouver Ithaque et Pénélope, Poséidon est donc porté par le désir inverse, de retarder indéfiniment le retour du héros. Et c’est de la collision de ces deux principes, tout autant primordiaux pour chacun de ceux qui les incarnent, que jaillit l’Odyssée, que naît la possibilité même du récit.

(1) On imagine aisément que Du Bellay avait ces vers en tête quand il a écrit son fameux, « Heureux qui comme Ulysse… »: « Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village, / Fumer la cheminée… »

(2) Son nom correspond exactement au futur du verbe καλύπτω / kaluptô: καλύψω / kalupsô, je cacherai. On retrouve la racine de ce même verbe dans notre nom « apocalypse », qui décrit le mouvement inverse de révélation.

Image en Une: Arnold Böcklin, Ulysse et Calypso (1882)

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