The Witness, le monde enfin résolu?

« La chose la plus belle que l’on puisse expérimenter, c’est le mystère. C’est la véritable source de l’art et de la science. Celui à qui l’émotion est étrangère, qui a perdu la capacité de s’arrêter pour s’émerveiller de ce qui l’entoure est comme mort – ses yeux sont fermés » – Albert Einstein

Ce qui saisit d’abord, c’est un étrange sentiment de solitude apaisante. De son existence même, le joueur n’aura jamais pour preuve que son ombre et le bruit de ses pas.

Ce monde trouve sa beauté d’être au bord de la ruine et reste figé dans la menace de son évanouissement. Il offre en même temps, dispersées au détour de l’exploration, les traces de sa construction – diagrammes, schémas, dessins, modèles, comme autant de signes de son existence en devenir, virtualisée pour le joueur.

Ces fragments rappellent ceux d’un puzzle dont il faudrait recomposer la figure d’ensemble, pour saisir enfin le secret de l’île où se joue The Witness et à laquelle ils donnent une réalité inattendue au moment même où ils en révèlent l’artifice. Ils semblent indiquer le passage de quelqu’un, un démiurge invisible désormais évanoui dans le mystère qui s’ouvre à l’exploration.

Ainsi le monde se montre lui-même, inachevé et parfait. Prêt à être résolu. On sent, à chaque pas, une énigme derrière l’énigme. Elle affleure sous le puzzle; elle affleure du puzzle, lequel reprend de droit son sens premier d’étonnement, et nous engage à autre chose. Le problème à résoudre nous occupe tout en faisant signe au-delà de lui-même. Résoudre ne suffit pas. Il faut comprendre aussi, non pas où la solution nous mène, mais pourquoi l’on est occupé à résoudre, mais ce qu’est cette figure dessinée par les solutions mises bout à bout, conçues dans leur ensemble. Quelle est cette symphonie qu’elles composent, ce que peut nous dire cet univers des correspondances virtuelles dont nous sommes ainsi, le témoin.

Témoin interactif car l’île ne nous parle que si l’on intervient en elle, si l’on prend le risque de voir son secret nous échapper pendant qu’on le cherche. Et il nous échappe, d’abord, beaucoup. Chaque fragment de l’île semble appeler le joueur, l’inviter à y voir un indice de ce qu’elle est et cache en même temps – elle aussi, celé au coeur de sa beauté, un puzzle. Ainsi l’île se déplie et se replie sur elle-même à mesure qu’on avance dans ses méandres énigmatiques. On croit un instant qu’elle va enfin se dévoiler pour buter l’instant d’après sur un mystère plus grand. The Witness a clairement l’ambition de recréer l’expérience même de la vie, où l’on apprend en explorant, où l’expérience approfondit non tant la compréhension du réel que la perception de sa complexité. Dans le jeu, le retour en arrière n’est pas une régression mais bien la promesse d’une réussite qui permettra, au sens propre, d’ouvrir de nouvelles portes, lesquelles offriront l’accès à de nouveaux problèmes. Il faut accepter de buter inexorablement contre une impossibilité pour pouvoir revenir, plus tard, fort d’une connaissance enrichie qui laissera entrevoir la solution, là où, d’abord, n’était qu’apparence de désordre et d’arbitraire. Le jeu invite ainsi en permanence à la déambulation signifiante et aux arrêts méditatifs, dans l’attente de l’épiphanie, qui arrivera au moins autant par les voies de la serendipity que par la force pure du raisonnement. Les moments de frustration eux-mêmes, inévitables, sont aussi indispensables au plaisir singulier qu’il procure, parce qu’ils soulignent rétrospectivement l’intensité du moment où tout s’éclaire, où quelque chose surgit dans une évidence qui passe sans transition de l’obscurité à la lumière de sa secrète simplicité. On se croyait face à l’insoluble, on se retrouve devant l’élégance de la pertinence, quand chaque morceau du puzzle semble tomber comme par magie à sa juste place. Le plaisir du joueur à cet instant est inestimable, non seulement parce qu’il peut se livrer à la joie d’avoir enfin trouvé ce qui lui échappait, mais peut-être surtout parce qu’il a la sensation d’entrer alors dans une communion intime avec l’esprit invisible de celui qui a posé, exprès pour lui, cette question.

The Witness – la rencontre est affaire de perspective

The Witness propose bien en ce sens une rencontre puissante avec l’altérité. Rencontre d’autant plus inattendue que l’on est parfaitement seul sur cette île. On peut en faire le tour (en bateau), en découvrir progressivement les recoins les plus secrets, on ne peut pas s’en échapper; elle est, pour le temps du jeu, le point ultime de notre monde. La fin elle-même semble nous ramener d’abord à notre point de départ, comme si rien n’avait eu lieu, comme si rien n’avait été résolu. Et c’est sans doute cette situation extrême qui nous engage à la voir comme un lieu d’apocalypse, à vivre le jeu comme l’expérience d’une révélation existentielle, qui passe par la mise en relation des esprits qui ont traversé les époques, chacun à la recherche d’une clef, l’idée, la vision qui apaisera son angoisse d’être perdu au milieu de l’univers. Le joueur a l’occasion d’écouter, au cours de ses pérégrinations sur l’île, des enregistrements audio de citations des grands penseurs de l’humanité – scientifiques (Einstein, Dirac), artistes (Cézanne), philosophes théologiens (Nicolas de Cues)… – qui réfléchissent tous au rapport de l’homme à ce monde qui le reçoit sans mode d’emploi. Ces pauses réflexives n’éclairent en rien les énigmes purement ludiques, mais elles sont indispensables pour comprendre l’expérience esthétique que le jeu cherche à induire.

Et il se transforme alors en dialogue visuel.

Le joueur croise des figures figées dans des postures variées, qui évoquent les moulages tragiques de Pompéi, mais ici saisies en pleine vie et non plus dans la crispation terrorisée de leur dernier instant. S’agit-il de sculptures, mais alors de quel artiste invisible, ou bien de corps autrefois vivants et immortalisés dans la cendre du temps? Sans logique ni cohérence apparentes ils appartiennent à différentes époques, depuis le Moyen âge obscur et rural jusqu’à la modernité de la technologie triomphante. On croise une artiste assise devant son chevalet, dont la présence silencieuse interpelle le joueur sur la beauté du paysage qu’il a sous les yeux; on croise un mystique agenouillé qui implore un graal inaccessible que son ombre pourtant effleure des doigts;

on croise un couple en pleine dispute; on croise un exilé, un homme d’affaires, un orateur, un paysan qui implore le ciel pendant que son ombre jongle avec des cailloux, on croise des alpinistes, des scientifiques; on croise, au coeur de la montagne, un employé écrasé sous les tiroirs et les écrans, et une bibliothécaire qui surgit inquiétante de l’ombre… Tous ces êtres saisis dans un monde en ruine à la fois renvoient le joueur à une absolue solitude et exige de son imagination qu’elle raconte/invente leur histoire.

Faut-il y voir une tentative de catalogue kaléidoscopique de l’humanité dans sa diversité? C’est au joueur sans doute de décider quelle réalité et quel sens il veut donner à ces êtres immobilisés, comme pour l’éternité, en plein mouvement. Leur présence invite à écrire une histoire de l’île, à s’en faire le témoin futur pour tisser les liens qui peuvent unir entre elles ces figures muettes, par-delà les classes, les origines et les siècles.

*

Le temps ne passe pas sur l’île de The Witness. Le monde est en suspens, et laisse réfléchir à ce qu’il est et à ce que nous sommes, en lui – elle est bien en ce sens une utopie ludique. En elle l’idée de jouer révèle toute sa profondeur: ce moment où l’on met son être en suspension, où l’on s’exile  de soi-même, où l’imaginaire recule la limite contraignante de l’existence et ouvre aux possibilités inexplorées. L’espace de l’île, clos sans doute, y est cependant fractal: les jeux de reflets et de lumière interpellent le regard, l’exhortent à changer de perspective pour reconnaître la forme qu’il recèle dans ses replis. Le joueur se découvre ainsi le pouvoir magique de dessiner des puzzles environnementaux à même le paysage. Serait-il lui-même le démiurge caché? Un enregistrement audio, qu’on découvre tardivement, donne une citation de Cézanne qui éclaire cette dimension étonnante du jeu: le peintre y expose le paradoxe entre la pérennité de la nature prise dans son ensemble et l’évanescence des fragments qui la composent. L’art – et la peinture tout particulièrement – met en évidence ce paradoxe : les éléments qui composent l’œuvre ne disent rien tant que l’esprit qui la reçoit n’a pas reconnu la figure d’ensemble. Il faut, pour que l’œuvre existe, qu’un autre fasse pour elle ce travail de reconnaissance, de recomposition. De même qu’il faut, pour que le monde existe, qu’un esprit le reconnaisse, le conçoive et le compose comme monde.

La question posée par The Witness peut se résumer simplement à la dualité – artificielle – qui opposerait l’art et la science pour la compréhension du monde. Le jeu les réconcilie en montrant qu’ils reposent l’un et l’autre sur la même faculté du cerveau à reconnaître les formes, et les lois qui les gouvernent. C’est cette faculté qui permet à l’esprit de dire le monde, de lui donner du sens – et l’amène aussi, parfois, à concevoir une puissance créatrice transcendante, à l’origine des formes. L’univers obéit-il à des lois mathématiques parce qu’un dieu l’a créé ainsi, ou bien est-ce l’esprit humain qui par nature conçoit le monde qui l’entoure en termes nécessairement mathématiques? Bien sûr, The Witness n’apporte pas de réponse à cette question; il se contente de la poser à chaque joueur qui se lance dans l’expérience qu’il propose.

Expérience de découverte, où l’univers du jeu se dévoile de strate en strate. Le niveau premier consiste à résoudre des puzzles et à apprendre les règles qui les régissent (aucun tutoriel dans The Witness, c’est une de ses plus grandes forces car il réussit, sans cela, à enseigner au joueur ce qu’il doit faire, tout en le laissant parfaitement libre). Cet apprentissage met le joueur dans un état intellectuel – et émotionnel – particulier où il observe, interroge, change de perspective. Aucune règle n’est donnée d’avance, mais lorsque la règle apparaît au joueur, elle devient évidente dès lors qu’il a fait l’effort d’ouvrir suffisamment son esprit aux différentes possibilités qui s’offrent à lui. Cet équilibre subtil entre incertitude sur les règles et évidence manifeste une fois découvertes, permet d’explorer la manière dont s’élabore toute connaissance et amène le joueur à prendre confiance dans la cohérence du monde.

Le joueur, exilé de tout le reste, entièrement dédié à l’île, voit s’élargir sans cesse son acuité intellectuelle jusqu’à rendre son esprit disponible aux autres strates de l’utopie ludique. Et l’expression « jeu de découverte » prend son sens plus pleinement grâce à une synergie parfaite entre l’esthétique du jeu et son gameplay : les formes se révèlent, comme autant d’easter eggs signifiants, une histoire se raconte à l’imagination libérée.

Suivant ce que l’oeil averti du joueur aura vu, l’histoire sera différente. Suivant l’état émotionnel qui accompagne l’exilé sur l’île, l’histoire sera différente.

Verra-t-il, à côté de son ombre angélique, son ombre couronnée et portant le sceptre, écho au roi trônant sans insignes croisé un peu plus tôt, ou un peu plus tard? Verra-t-il la représentation d’une humanité primitive en voie de maîtriser le feu qui se cache dans le tronc mort et informe? Un pas de côté et la vision disparaît; un passage trop hâtif et elle n’apparaît jamais.

Il est possible de « finir » The Witness en se concentrant exclusivement sur les puzzles. L’île alors nous embarque dans un voyage onirique à bord d’un ascenseur volant qui permet quelques instants d’en découvrir toute la splendeur du point de vue surplombant du dieu démiurge, puis se reconfigure, éteignant un à un les panneaux patiemment résolus, et nous ramène à notre point de départ. On peut se satisfaire de cette circularité. Mais, tout au long du chemin, l’île a engagé le joueur à sentir qu’il y avait autre chose à voir, autre chose à comprendre.

Pourtant, jamais l’île ne révèle vraiment son secret. C’est ce qui la rendra insupportable pour certains, source d’émerveillement pour d’autres. Le monde ne se résout pas, mais vivre c’est aussi chercher intensément cette solution que l’on sait insaisissable.

 The Witness nous aura au moins appris à scruter chaque détail, à tenter de les combiner les uns avec les autres, et écouter la polyphonie synesthésique des formes.

Pour continuer l’exploration…

Une analyse très intéressante, suivie d’un débat qui ne l’est pas moins et qui montre combien le jeu est source de réflexion autant que de divertissement.

En anglais, une lecture philosophique à partir d’une de ces découvertes « serendipity » qui donnent son âme si singulière au jeu.

Discussion passionnante avec le développeur/créateur de The Witness, Jonathan Blow.

Laisser un commentaire