Hospitalités. En quête du père.

Odyssée, Homère

#4

Pour lire le premier de cette série de deux textes sur l’hospitalité dans l’Odyssée, cliquez sur ce lien.

νῦν δὴ κάλλιόν ἐστι μεταλλῆσαι καὶ ἐρέσθαι

ξείνους, οἵ τινές εἰσιν, ἐπεὶ τάρπησαν ἐδωδῆς.

Homère, Odyssée, III, 69-70

Télémaque, en quête de reconnaissance

Pendant qu’Ulysse renoue progressivement avec son humanité et se rapproche d’Ithaque, Télémaque est confronté à des épreuves qui apparaissent comme le reflet, en mineur, de celles de son père. Le fils en effet, doit lui aussi se mettre en quête et son cheminement, bien plus bref que celui d’Ulysse, le mène à une double reconnaissance, tout aussi nécessaire au rétablissement de l’ordre perdu d’Ithaque. Il lui faut d’abord s’inscrire dans le monde des adultes – autrement dit, dans le cadre de la société patriarcale grecque, dans le monde des hommes. Ce premier pas lui permettra ensuite de reconnaître son père et d’être reconnu par lui, dans un moment d’épiphanie qui scelle la jonction de leurs deux récits, et où chacun pourra voir son identité définitivement empreinte dans le regard de l’autre. Cette reconnaissance du père et du fils sera complétée, à la toute fin du poème, par la reconnaissance d’un autre père et d’un autre fils, Laërte et Ulysse. Ainsi sera assurée la continuité des générations à Ithaque, du grand-père Laërte au petit-fils Télémaque.

Pour Télémaque comme pour Ulysse, cette double quête, d’identité et d’humanité, passe par des expériences d’hospitalité. À une extrémité du spectre se trouve Nestor, à l’autre les prétendants, entre les deux Ménélas et Hélène.

Tissages

La situation de Télémaque à Ithaque, quand s’ouvre l’Odyssée, est inédite. Fils d’un père qu’il n’a pas connu, dont il doute même, dans ses moments les plus sombres, de la paternité, fils d’un roi disparu, ni mort, ni vivant, il ne sait ce qu’il doit faire: les lois de la société n’ont pas prévu un tel cas de figure. Il existe dans des limbes symboliques et institutionnelles – comme son père existe dans des limbes spatiales, prisonnier de l’île de Calypso, qui ne semble pas complètement appartenir au monde tant elle confine aux dernières limites du connu.

Télémaque ne peut être pleinement reconnu comme le successeur d’un père dont on ne sait s’il est vraiment mort. Il ne peut, non plus, assurer la fermeté du trône d’un père dont on ne sait s’il est vraiment vivant. Sa mère Pénélope, confrontée à la même contradiction, a, comme on sait, choisi la ruse, en digne femme de l’inventif Ulysse. Son expédient, fragile mais efficace, permet de prolonger indéfiniment une situation pourtant intenable. 

La ruse de Pénélope, image à la fois du hors temps dans lequel est enfermée Ithaque, et du rythme du récit dans l’Odyssée:

« But even more, the weaving and unweaving, knotting and then loosening, speeding and then delaying, beautifully capture the torpor, the lack of forward motion, that characterizes life on Ithaca during Odysseus’ absence. This seesawing, the surf-like back-and-forth, is, too, the rhythm of the Odyssey itself: the forward push of the plot, the backward pull of the flashbacks, of the backstories and digressions without which the main narrative would seem thin, unsubstantial. »

Daniel Mendelsohn, An Odyssey

Pénélope et les prétendants, John Flaxman (1755-1826), lithographie

La simultanéité secrète du récit d’Homère, cachée dans les méandres des digressions, des analepses et des prolepses, fait se répondre le hors temps réparateur de l’île des Phéaciens et le hors temps destructeur du palais d’Ithaque privé de son roi, jusqu’au moment où les retrouvailles d’Ulysse et Télémaque réinscrivent le temps dans son ordre naturel pour engager la résolution de la contradiction.

*

C’est à travers le regard d’Athéna parvenue à Ithaque sous les traits de Mentès, un vieil ami d’Ulysse, que nous découvrons les prétendants. L’excès dans lequel ils se vautrent est mis en valeur par un tableau saisissant de quelques vers (I, 106-112): ils se complaisent dans l’oisiveté et le jeu, ils dévorent les biens de la maison d’Ulysse et se font servir par ses esclaves. Les prétendants dénaturent les lois de l’hospitalité: ils abusent de l’absence du roi qui, inévitablement, ne peut les avoir invités; ils profitent de la faiblesse de son jeune fils et courtisent sa femme. Ils se comportent en occupants bien plus qu’en convives. Ils usurpent ainsi la place de l’hôte sans pour autant se sentir redevables des devoirs d’hospitalité. Responsables de rien, purs parasites, ils tirent avantage d’un double statut aberrant: hôtes, dans les deux sens du terme, en même temps.

Télémaque, pourtant presque réduit à l’état d’étranger en sa propre demeure, est le seul à respecter les usages de l’hospitalité. Son geste d’accueil à l’égard d’Athéna/Mentès marque le point de départ de son initiation, laquelle tissera son propre destin à celui de son père, par l’intermédiaire de récits multiples dont l’entrelacement révélateur sera lui-même rendu possible dans le cadre propice d’expériences nouvelles d’hospitalité.

τὴν δὲ πολὺ πρῶτος ἴδε Τηλέμαχος θεοειδής

(…)

τὰ φρονέων μνηστῆρσι μεθήμενος εἴσιδ᾽ Ἀθήνην,

βῆ δ᾽ ἰθὺς προθύροιο, νεμεσσήθη δ᾽ ἐνὶ θυμῷ

ξεῖνον δηθὰ θύρῃσι ἐφεστάμεν · ἐγγύθι δὲ στὰς

χεῖρ᾽ ἕλε δεξιτερὴν καὶ ἐδέξατο χάλχεον ἔγχος,

καί μιν φωνήσας έπεα πτερόεντα προσηύδα ·

« χαῖρε, ξεῖνε, παρ᾽ ἄμμι φιλήσεαι · αὐτὰρ ἔπειτα

δείπνου πασσάμενος μυθήσεαι ὅττεό σε χρή. »

Télémaque semblable aux dieux fut le tout premier à la voir

(…)

hanté par ces sombres pensées, assis au milieu des prétendants, il aperçut Athéna,

il se dirigea aussitôt jusqu’au seuil, et s’indigna en son cœur

que l’étranger fût laissé si longtemps à la porte: se tenant tout près,

il lui tendit la main droite et recueillit sa lance de bronze,

puis lui adressa ces paroles ailées:

« Bienvenue, étranger, sois accueilli parmi nous; après que

tu auras rassasié ta faim, dis ce qui t’amène. »

Homère, Odyssée, I, 113, 118-124

Les quelques notations qui nous donnent accès, succinctement, aux sentiments de Télémaque (νεμεσσήθη δ᾽ ἐνὶ θυμῷ), permettent de souligner efficacement le contraste entre la négligence des prétendants, hôtes irresponsables qui laissent l’étranger en suspens sur le seuil, et le souci du jeune homme de respecter rigoureusement les gestes de l’accueil, dans leur chronologie généreuse: on reçoit, on nourrit, puis seulement on interroge. Les paroles de bienvenue adressées par Télémaque à Athéna/Mentès inscrivent l’inconnu dans un espace d’appartenance commune, lui permettent de se retrouver et de se reconnaître comme partenaire d’une expérience humaine partagée, exprimée dans le sentiment universel de φιλία (philia): παρ᾽ ἄμμι φιλήσεαι, qu’on pourrait traduire plus littéralement, « sois aimé parmi nous ». Télémaque nous apparaît donc pour la première fois dans ce geste d’accueil. En retour, il s’ouvre sur un monde extérieur qui lui restait jusque-là interdit: étouffé par la présence des prétendants, substituts paternels monstrueux, il a vécu enfermé dans le palais, comme une femme… À l’inverse, la figure de Mentès, ancien compagnon d’Ulysse, incarne pour le jeune homme un double passage, vers une double altérité, spatiale et temporelle: c’est sur son impulsion que Télémaque quittera le palais, sa mère, Ithaque, pour enquêter sur le passé de son père, et ainsi se réinscrire lui-même dans le temps. Cette recherche se fera, elle aussi, sous le signe de l’hospitalité. C’est elle qui assure la permanence et la solidité des liens, entrelace le complexe tissu humain en transcendant les distances et les temporalités.

Les prétendants cannibales

Comme son père, Télémaque fait des expériences variées d’hospitalité. Celle, cannibale, des prétendants, les rapproche du monstrueux cyclope rencontré et provoqué par Ulysse. Le poème insiste pour les représenter, toujours, en train de manger, de dévorer. Dès le premier regard, on les observe pénétrer dans le palais en occupants, pour ripailler aux dépens de l’absent et de sa famille: οἱ δ᾽ ἐπ᾽ ὀνείαθ᾽ ἑτοῖμα προκείμενα χεῖρας ἴαλλον, « les voici qui portaient leurs mains sur les mets étalés à disposition » (I, 149). Un peu plus loin, Télémaque, dans le récit qu’il fait de sa situation à Athéna/Mentès, souligne encore le scandale de l’attitude des prétendants:

« ἀλλότριον βίοτον νήποινον ἔδουσιν,

ἀνέρος, οὗ δή που λεύκ᾽ ὀστέα πύθεται ὄμβρῳ

κείμεν᾽ ἐπ᾽ ἠπείρου, ἢ εἰν ἁλὶ κῦμα κυλίνδει. »

« ils mangent impunément la vie d’autrui,

d’un homme dont les os pâles sont sans doute en train de se putréfier sous la pluie,

éparpillés sur quelque terre, ou bien de rouler sous les vagues de la mer. »

Homère, Odyssée, I, 160-2

Les paroles du fils provoquent une image saisissante, en rapprochant le cannibalisme symbolique des prétendants et la vision cauchemardesque du cadavre de son père, putréfié, réduit à néant, sans nom, perdu dans une contrée inconnue ou, pire encore, au fond de la mer. La représentation des prétendants progresse ainsi, dans tout ce début du premier livre, vers une anthropophagie de plus en plus assumée, établissant un lien direct entre le fait de dévorer sans retenue les biens de celui dont on se prétend l’hôte, et dévorer sa vie, son corps même:

« τοὶ δὲ φθινύθουσιν ἔδοντες

οἶκον ἐμόν· τάχα δή με διαρραίσουσι καὶ αὐτόν. »

« ils consument en le dévorant

mon bien; bientôt, c’est moi-même qu’ils déchireront. »

Homère, Odyssée, I, 250-1

Cette manière d’être monstrueuse des prétendants, hôtes cannibales, miroirs symboliques du cyclope Polyphème, justifie a priori la vengeance, potentiellement sacrilège, d’Ulysse à la fin de l’épopée. Le premier d’entre eux, Antinoos, sera aussi le premier tué par Ulysse, saisi en pleine action de boire, comme figé pour l’éternité dans son crime, victime de son arrogance coupable, incapable de soupçonner que le danger puisse venir de son propre abus:

ἐπ᾽ Ἀντινόῳ ἰθύνετο πικρὸν ὀϊστόν.

Ἦ τοι ὁ καλὸν ἄλεισον ἀναιρήσεσθαι ἔμελλε,

χρύσεον ἄμφωτον, καὶ δὴ μετὰ χερσὶν ἐνώμα,

ὄφρα πίοι οἴνοιο · φόνος δἐ οἱ οὐκ ἐνὶ θυμῷ

μέμβλετο. Τίς κ᾽ οἴοιτο μετ᾽ ἀνδράσι δαιτυμόνεσσι

μοῦνον ἐνὶ πλεόνεσσι, καὶ εἰ μάλα καρτερὸς εἴη,

οἷ τεύξειν θάνατόν τε κακὸν καὶ κῆρα μέλαιναν ;

« il dirigea une flèche acérée droit sur Antinoos.

Mais lui s’apprêtait à soulever une belle coupe

en or à deux anses1, et déjà il la tenait entre ses mains,

prêt à boire le vin; la pensée d’une mort violente était bien loin

d’occuper son esprit. Qui imaginerait que, au milieu d’une foule d’invités,

un homme seul, même très puissant, machinerait contre eux une mort cruelle et un sombre trépas?

Homère, Odyssée, XXII, 8-14

Récits du retour

Les quatre premiers livres de l’épopée, aussi appelés « Télémachie », font figure de mini Odyssée, à l’échelle de Télémaque: situation d’enfermement, départ ou fuite, longs intermèdes de récits, retour. Le fils, parti à la rencontre des anciens compagnons de guerre de son père, devient le dépositaire, ou le témoin, de son passé; c’est en établissant ce pont temporel avec tout un pan, inconnu de lui, de la vie d’Ulysse que Télémaque, progressivement, devient pleinement le fils de son père. Les livres III et IV en particulier tissent un lien complexe entre l’Iliade et l’Odyssée: le jeune homme, chez Nestor d’abord, puis chez Ménélas, y entend le récit des retours des chefs grecs vainqueurs, à l’exception notable de celui qui l’intéresse vraiment; Ulysse prendra lui-même en charge ce récit, dans les « Apologoi »2, aux livres IX à XII, chez les Phéaciens. Dans les paroles qu’il recueillera néanmoins, Télémaque pourra faire l’apprentissage d’une réalité de la guerre plus équivoque que, fils d’un héros disparu, il pouvait la fantasmer jusque-là. Nestor, le premier, suggère ainsi que les crimes commis par les Grecs lors du sac de Troie sont à l’origine de leurs difficultés à en revenir.

« καὶ τότε δὴ Ζεὺς λυγρὸν ἐνὶ φρεσὶ μήδετο νόστον

Ἀργείοισ᾽, ἐπεὶ οὔ τι νοήμονες οὐδὲ δίκαιοι

πάντες ἔσαν »

« Et c’est alors sans doute que Zeus a médité en son esprit un retour funeste

pour les Argiens, car tous n’étaient ni prudents ni justes »

Nestor à Télémaque, Homère, Odyssée, III, 132-4

Cette leçon de Nestor contient d’autant plus d’autorité persuasive qu’il est un des rares, justement, à avoir pu rentrer sans encombres; et sa prudence dans la guerre se retrouve, en temps de paix, dans son respect exact des attentes de l’hospitalité. Comme les prétendants étaient le miroir de l’accueil monstrueux du cyclope, Nestor est celui de l’accueil utopique des Phéaciens, à l’autre extrémité du large spectre d’incarnation humaine, plus ou moins dévoyée, dessiné par les expériences d’hospitalité. Or Nestor fait remarquer que le récit, espace d’échange privilégié, peut se déployer dans sa plénitude, et sa véracité, après que les hôtes, en respectant l’intégrité des gestes de l’accueil, se sont reconnus et accordé mutuellement leur confiance.

« νῦν δὴ κάλλιόν ἐστι μεταλλῆσσαι καὶ ἐρέσθαι

ξείνους, οἵ τινές εἰσιν, ἐπεὶ τάρπησαν ἐδωδῆς »

« il est assurément plus beau de converser et d’interroger

des étrangers, quels qu’ils soient, après qu’ils se sont rassasiés »

Homère, Odyssée, III, 69-70

Après son séjour chez Nestor, Télémaque se rend chez Ménélas, où il connaîtra une expérience d’hospitalité plus ambiguë, à l’image de celle offerte par Circé à Ulysse (livre X): instructive, sans être parfaitement pure de tromperie. Ménélas, s’il n’a pas connu le désastre de son frère Agamemnon, fait partie de ces Grecs dont le retour est loin d’avoir été linéaire. Son récit, aux circonvolutions multiples, est à l’image de ces détours contraints. Pourtant, il est aussi celui qui donnera à Télémaque la première information un peu concrète sur le sort de son père – mais perdue dans une spirale de récits enchâssés, à travers laquelle c’est l’aède lui-même qui semble vouloir éprouver sa propre virtuosité d’illusionniste. Ménélas est à bien des égards une figure plus ambivalente que le sage Nestor – plus humaine, pourrait-on presque dire…

Sa réaction devant l’arrivée des étrangers est néanmoins similaire, en apparence, à celle de Nestor: une proclamation des lois de l’hospitalité. Quand son serviteur lui demande s’il faut accueillir les nouveaux arrivants ou les renvoyer, le roi de Lacédémone s’insurge violemment:

« οὐ μὲν νήπιος ἦσθα, Βοηθοΐδη Ἐτεωνεῦ,

τὸ πρίν ἀτὰρ μὲν νῦν γε πάϊς ὣς νήπια βάζεις. »

« Tu n’étais pas sot jusqu’alors, Étéônée fils de Boèthoos,

du moins avant que, tel un enfant, tu ne débites des sottises. »

Ménélas à son serviteur Étéônée, Homère, Odyssée, IV, 31-2

Ménélas ajoute que, si le retour lui a finalement été possible, c’est justement parce que lui-même a bénéficié de l’hospitalité d’autrui: ainsi se confirme l’idée d’une solidarité humaine à travers un espace commun, où se dévoile la conscience partagée d’une condition soumise aux mêmes nécessités.

Hospitalité ouverte, hospitalité fermée:

assimilation ou introduction

Télémaque et son nouveau compagnon de voyage, Pisistrate, fils de Nestor (Athéna/Mentôr3 l’a quitté après son séjour à Pylos), surprennent le roi au cours d’une fête de double mariage. L’aède introduit ainsi une subtile variation dans les situations d’hospitalité qui scandent la Télémachie, permettant de saisir, avec une grande économie de moyens narratifs, chaque personnage rencontré dans ce qu’il est destiné à figurer dans le récit d’ensemble. Nestor, au moment où Télémaque accoste à Pylos, est occupé sur la plage à un vaste sacrifice en l’honneur de Poséidon. Le jeune homme est alors immédiatement intégré au rituel sacré, dont la fonction est justement de signifier la communauté existentielle que forment les hommes entre eux, dans leur rapport aux dieux. La fête qu’il vient interrompre chez Ménélas est au contraire un événement familial, fermé – ce qui explique sans doute la question du serviteur Étéônée. Les lieux mêmes expriment cette opposition: l’extérieur de la plage chez l’un, l’intérieur du palais chez l’autre. Alors que Télémaque était naturellement associé, assimilé même, au sacrifice ouvert chez Nestor, il doit être introduit chez Ménélas. La leçon qu’il reçoit ne relève plus, comme lors de son premier séjour, d’une sagesse, certes importante, mais somme toute très générale; elle touche cette fois à la complexité des relations interpersonnelles. Le jeune homme se trouve en effet plongé au cœur de l’intimité du couple formé par le roi et sa femme Hélène, figure féminine absente du séjour à Pylos. Selon une composition annulaire révélatrice, ce deuxième séjour, qui précède son retour à Ithaque, lui tend un miroir où réfléchir sa situation et, étape indispensable dans son cheminement vers la maturité, commencer d’interroger sa propre famille.

« Homer’s skillful manipulation of the parallel homecomings reminds us of a familiar psychological truth: that a strong sense of what our own family is like, what its weaknesses and strengths are, the relative degrees of its conventionality and eccentricity, its normalcy or pathology, is often impossible to establish until we are old enough to compare it intelligently with the families of others; something we start doing only when we begin to perceive, as happens at the end of childhood, that our family is not, in fact, the entire world. »

Daniel Mendelsohn, An Odyssey

À bien des égards, ce passage par Lacédémone résonne avec l’épopée dans son ensemble. Dans un long récit qui évoque en mineur les « Apologoi » à venir, Ménélas raconte son propre retour, lequel convoque plusieurs motifs de celui qu’on connaîtra ensuite par la bouche d’Ulysse. La rencontre avec Protée est à ce titre particulièrement significative. Ménélas réussit à piéger le dieu marin, malgré ses nombreuses métamorphoses, grâce à une ruse digne d’Ulysse lui-même. Protée joue un rôle assez semblable à celui de Tirésias dans le récit d’Ulysse, et l’épisode, plus largement, fait écho à la νεκυία (nekuia), la visite aux Enfers, dans le livre XI. Le dieu apprend ainsi à Ménélas la mort de son frère Agamemnon, comme Ulysse apprendra celle de sa mère, en rencontrant son ombre aux Enfers. Il lui désigne les conditions du retour, comme le fera Tirésias pour Ulysse. Il lui révèle, enfin, que l’un de ses anciens compagnons est toujours vivant, mais retenu et privé pour l’heure de retour.

Familles. Le cas Oreste

Les similitudes, dans le récit lui-même comme dans sa composition, entre Ménélas et Ulysse invitent naturellement à voir dans le premier une figure paternelle à examiner pour Télémaque, dans son apprentissage vers l’âge adulte. Figure d’autant plus riche d’enseignements qu’elle est mise en scène dans le couple qu’elle forme avec Hélène – couple problématique s’il en est, on connaît l’histoire… La mise en parallèle avec une troisième famille, elle franchement déviante, celle d’Agamemnon, vient ajouter encore à la complexité. Les situations d’hospitalité successives auxquelles Télémaque se trouve confronté dans ces deux livres (III et IV), fort différentes de l’hospitalité dévoyée dans laquelle il est enfermé depuis sa naissance, sont ainsi l’occasion d’une ouverture au monde extérieur et, inévitablement, à autrui: déplacement indispensable à la compréhension inclusive d’un monde humain bien plus vaste, plus riche et plus trouble que ne pouvait le laisser croire le seul noyau familial.

De même que le retour d’Ulysse est hanté par la figure d’Agamemnon, anti-modèle, de même l’apprentissage de Télémaque est hanté par celle d’Oreste, modèle de piété filiale (si on passe outre le matricide…). À chaque moment d’hospitalité, correspondant aux différentes étapes de son cheminement, l’ombre portée du fils vengeur pèse sur lui. C’est Athéna/Mentès qui, la première, le lui cite en exemple (Odyssée, I, 298-302), pour l’engager à s’extraire du piège dans lequel il se voit pris. Dans des termes assez semblables, Nestor, ensuite, réitère la comparaison pour l’encourager à se venger des prétendants (Odyssée, III, 196-200). L’exemple d’Oreste est encore présent, en creux, quand Ménélas complète, tel qu’il l’a entendu du dieu Protée, le récit de la mort d’Agamemnon déjà amorcé par Nestor (Odyssée, IV, 546-7). Si Télémaque reconnaît volontiers la gloire d’Oreste, il est réticent à s’identifier complètement à lui, apparemment par modestie pudique, plus profondément, sans doute, parce qu’il reconnaît que leurs situations sont en réalité assez dissemblables. La destinée d’Oreste représente en effet une source d’enseignement incontestable, à titre de comparaison, mais Télémaque s’égarerait en voulant s’affronter à cette figure intimidante, écrasante: son identité propre est nécessairement ailleurs et reste à construire. Et les situations d’hospitalité sont, là encore, l’espace où cette reconnaissance de soi peut avoir lieu: c’est dans le regard de ceux que Télémaque y rencontre, et qui ont connu Ulysse, qu’il éprouve sa véritable identité. Ainsi, alors que lui-même ne sait pas à quoi son père ressemble, puisqu’il est parti pour la guerre quand il était encore bébé, les autres, Athéna/Mentès d’abord, puis Hélène, voient dans le visage de Télémaque les traits d’Ulysse, et peuvent lui apporter la confirmation de sa filiation. Reçu comme étranger, il repart en tant que fils d’Ulysse; et c’est investi de cette identité enfin pleinement admise par lui-même grâce au regard accueillant d’autrui, qu’il reviendra à Ithaque pour être vu, cette fois, par ce père inconnu qui le reconnaît.

La ruse d’Hélène

C’est donc au miroir répulsif de la famille déviante du roi des Grecs que se révèle, au cours de l’épopée, le modèle familial du roi d’Ithaque, chacun de ses membres y trouvant un reflet déformé, voire renversé (Ulysse/Agamemnon; Télémaque/Oreste; Pénélope/Clytemnestre). Entre les deux, le couple blessé, mais au moins partiellement réparé, formé par Ménélas et Hélène. Confronté à ces deux contrepoints, Télémaque apprend la nature véritable de sa propre famille et peut explorer la place qu’il est censé y tenir. Fort de la découverte de ces deux points d’appui, permise par le décentrement du voyage et des expériences d’hospitalité, il a désormais les moyens d’échapper au hors-temps mortifère qui étouffe Ithaque depuis le départ d’Ulysse, et, pour citer le mot fameux de Pindare, de devenir ce qu’il est après l’avoir appris4.

À l’instar de Ménélas, Hélène incarne une figure conjugale et parentale alternative, à mi-chemin entre le contre-modèle représenté par Clytemnestre (dont elle est la sœur, rappelons-le), et l’exemple absolu représenté par Pénélope. Hélène imprègne le récit de son ambivalence: femme infidèle, comme sa sœur, elle a trahi, mais elle est, aussi, revenue – après avoir, il est vrai, déclenché une guerre apocalyptique… Au cours du séjour de Télémaque à Lacédémone, cette dualité s’exprime d’abord, presque physiquement, dans deux récits du même épisode, celui du fameux cheval qui permit la prise de Troie, l’un raconté du point de vue d’Hélène, l’autre du point de vue de Ménélas, et qui se contredisent ouvertement, venant symboliser la faille qui perdure au sein du couple. Avant d’entamer son récit, Hélène prend soin de verser dans le vin des convives un philtre puissant qui apaise leurs souffrances, ou du moins les empêche de les exprimer. Ce geste la situe dans la lignée des magiciennes telles Circé tout en évoquant l’hospitalité pervertie des Lotophages (livre IX), qui font oublier artificiellement à leurs hôtes tous leurs maux, et jusqu’au souvenir du retour.

L’espace d’échanges que ménagent les lois de l’hospitalité est ainsi détourné à son profit par Hélène qui, en paralysant toute émotion chez ceux qui l’écoutent, les aliène profondément et jette un voile trouble sur ses propres paroles.

αὐτίκ᾽ ἄρ᾽ εἰς οἶνον βάλε φάρμακον, ἔνθεν ἔπινον,

νηπενθές τ᾽ ἄχολόν τε, κακῶν ἐπίληθον ἁπάντων.

ὃς τὸ καταβρόξειεν, ἐπὴν κρητῆρι μιγείη,

οὔ κεν ἐφημέριός γε βάλοι κατὰ δάκρυ παρειῶν,

οὐδ᾽ εἴ οἱ κατατεθναίη μήτηρ τε πατήρ τε,

οὐδ᾽εἴ οἱ προπάροιθεν ἀδελφεὸν ἢ φίλον υἱὸν

χαλκῷ δηϊόῳεν, ὁ δ᾽ ὀφθαλμοῖσιν ὁρῷτο.

« Aussitôt, elle jeta dans le vin qu’ils buvaient une drogue

destinée à dissoudre toute douleur et toute colère, faisant oublier tous les maux.

Celui qui l’avale, après l’avoir mélangée dans le cratère,

ne peut, de tout le jour, verser une larme,

pas même si et sa mère et son père sont morts,

pas même si son frère ou son propre fils

a péri par l’airain, et qu’il en a été, de ses yeux, le témoin. »

Homère, Odyssée, IV, 220-6

Le philtre magique provoque une altération émotionnelle, provisoire mais fondamentale, chez le convive qui le boit. Hélène prépare ses hôtes, sans qu’ils le sachent, à son récit; elle s’y représente pourtant à son avantage: elle aurait, seule, reconnu Ulysse après qu’il s’est introduit dans Troie assiégée, déguisé en mendiant; elle l’aurait recueilli, baigné, huilé, habillé, respectant scrupuleusement les rites de l’hospitalité; il lui aurait révélé les plans secrets des Grecs, qu’elle aurait juré de ne pas trahir. Elle se serait, enfin, réjouie de leur victoire, au milieu d’une foule de Troyennes en pleurs, parce qu’elle aurait, enfin, compris son erreur et regretterait sa patrie, sa fille, son mari. La mention de la drogue, sur laquelle l’aède s’attarde longuement en introduction du récit d’Hélène, jette inévitablement le soupçon sur sa véracité comme sur son intention cachée. Elle contraint ainsi ses hôtes à absorber ses paroles comme ils ont absorbé, à leur insu, son philtre. Aussitôt après le récit d’Hélène, Ménélas raconte sa propre expérience: les guerriers grecs sont cachés à l’intérieur du cheval que les Troyens ont imprudemment introduit dans leur cité jusque-là imprenable, et attendent patiemment la nuit pour attaquer; Hélène, qui connaît la ruse, et malgré son serment, tourne autour du colosse de bois et appelle un à un les héros grecs en imitant la voix de leurs épouses; si Ulysse ne les avait retenus, ils se seraient trahis, Ménélas le premier. Deux récits manifestement contradictoires se superposent, sans qu’aucun convive ne relève la dissonance: effet déroutant du philtre magique, qui oblige à considérer, en même temps, deux versions concurrentes, deux expériences subjectives, et à interroger la complexité de la réalité humaine. Leçon d’autant plus précieuse qu’une grande partie de l’Odyssée est composée par la parole d’un autre (Nestor, Ménélas, Hélène, Ulysse même), qu’on nous invite à écouter: expérience jamais univoque puisque toujours racontée.

Dignité de celui qui reçoit

Les livres XV à XXIV racontent le retour d’Ulysse et son point culminant, le meurtre des prétendants, préparé avec d’autant plus de soin qu’il est, au regard des lois sacrées de l’hospitalité, problématique. Le processus du retour est nécessairement lent, à la mesure de la longueur de l’absence, et est loin d’être achevé par l’arrivée physique sur l’île d’Ithaque: Ulysse doit retrouver sa place; non celle, impossible et disparue, qu’il a quittée vingt ans plus tôt, mais celle qui revient à l’homme qu’il est entre temps devenu. C’est en étranger qu’il débarque à Ithaque, et le cérémonial d’hospitalité participe de manière essentielle à la réalisation de son retour. Ces nouvelles situations d’hospitalité offrent un enseignement important pour en comprendre la nature: c’est la dignité de celui qui reçoit, non de celui qui est reçu, qui est éprouvée. L’étranger est considéré digne, en lui-même et indépendamment de sa condition, d’être reçu – ce que la langue reconnaît, puisque le même mot désigne l’étranger et l’hôte: ξένος (xénos), qui a par ailleurs donné le verbe ξενίζω (xenizô), « accueillir en hôte, traiter de manière hospitalière ». Si on s’en tient strictement à la langue, en grec, la question de l’étranger est d’abord une question d’hospitalité.

La responsabilité de l’accueil repose donc entièrement sur celui qui reçoit. Sa manière d’accueillir révèle sa respectabilité bien plus sûrement que sa condition préalable. Ainsi le porcher Eumaios, de condition servile, montre par son hospitalité une valeur de loin supérieure à celle des prétendants, pourtant tous issus des meilleures familles d’Ithaque, mais qui, pour se distraire, humilient Ulysse revenu en son palais sous les traits d’un mendiant pouilleux. Les réticences exprimées par Télémaque à accueillir chez lui le vieux dépenaillé qu’il n’a pas encore reconnu comme son père viennent non pas de l’état présent d’Ulysse, mais de la crainte du déshonneur que les prétendants pourraient faire retomber sur sa maison en maltraitant son hôte.

« Εὔμαι᾽, ἦ μάλα τοῦτο ἔπος θυμαλγὲς ἔειπες.

πῶς γὰρ δὴ τὸν ξεῖνον ἐγὼν ὑποδέξομαι οἴκῳ ;

αὐτὸς μὲν νέος εἰμὶ καὶ οὔ πω χερσὶ πέποιθα

ἄνδρ᾽ ἀπαμύνασθαι, ὅτε τις πρότερος χαλεπήνῃ »

« Eumaios, quelle parole douloureuse à entendre tu viens de prononcer5.

Car comment donc pourrai-je, moi, accorder à l’étranger la protection de mon hospitalité?

Je suis jeune moi-même et je ne puis encore me fier à mon bras

pour repousser un homme qui s’en prendrait à lui. »

Homère, Odyssée, XVI, 69-72

La situation, inédite et paradoxale, d’Ulysse, revenu chez lui en étranger méconnaissable, éclaire enfin le sens profond du geste d’hospitalité. Ceux qui cherchent à chasser le vieux mendiant, conspuant son aspect misérable, promettent l’expulsion, sans le savoir, au maître des lieux lui-même, signalant l’inversion parfaite de valeur que leur attitude de rejet représente: symboliquement, en prétendant chasser l’étranger en Ulysse, ils prétendent chasser celui qui, étranger, est chez lui par nature. Ainsi du berger Melantheus, premier habitant croisé par Ulysse et Eumaios en route vers le palais, qui tente de renverser physiquement Ulysse d’un coup de pied, dès qu’il le croise, et parce qu’il a l’apparence d’un pauvre: acte contre-nature qui revient à vouloir expatrier « l’étranger » de sa propre terre (livre XVII). Melantheus apparaît ainsi comme un double inversé du porcher Eumaios, et son arrogance sera chèrement payée: Eumaios se chargera justement de le punir, puis son corps sera atrocement mutilé (livre XXII).

Lors de la première confrontation directe entre Ulysse et les prétendants, Athéna lui soufflera de mettre à l’épreuve l’hospitalité de chacun pour reconnaître dans quelle mesure il respecte sa place d’homme dans l’ordre du monde:

αὐταρ Ἀθήνη

ἄγχι παρισταμένη Λαερτιάδην Ὀδυσῆα

ὤτρυν᾽, ὡς ἂν πύρνα κατὰ μνηστῆρας ἀγείροι

γνοίη θ᾽ οἵ τινές εἰσιν ἐναίσιμοι οἵ τ᾽ ἀθέμιστοι

« Alors Athéna,

se tenant près d’Ulysse fils de Laërte,

le pousse à mendier son pain parmi les prétendants,

et à connaître ceux qui respectent la volonté des dieux et ceux qui la méprisent. »

Homère, Odyssée, XVII, 360-3

Même si beaucoup de prétendants accordent l’aumône au mendiant Ulysse, tous seront finalement châtiés: leur crime originel semble avoir déjà scellé leur sort. Crime figuré par leur chef Antinoos, l’ « anti-esprit », celui qu’ils suivent et qui détermine leur comportement de groupe, par essence anti-social. Un épisode du livre XVII, point de départ de la violence qui parachève le retour d’Ulysse, personnifie à la fois l’errance coupable d’Antinoos et, à l’inverse, l’ordre, encore en attente de réalisation, promis par l’alliance secrète de Télémaque et Ulysse. Le prétendant reproche à Eumaios d’avoir amené à leur table un mendiant. Le fils puis le père lui répondent en soulignant le paradoxe insupportable de telles récriminations dans la bouche de celui qui pervertit depuis toutes ces années les lois de l’hospitalité. La réponse de Télémaque, d’abord, révèle dans son ironie subtile que le jeune homme a désormais mené à terme son initiation et sa quête du père: son identité peut s’affirmer en même temps que sa reconnaissance de l’importance accordée au respect de l’hospitalité.

« Ἀντίνο᾽, ἦ μευ καλὰ πατὴρ ὣς κήδεαι υἷος,

ὃς τὸν ξεῖνον ἄνωγας ἀπὸ μεγάροιο δίεσθαι

μύθῳ ἀναγκαίῳ · μὴ τοῦτο θεὸς τελέσειε. »

« Antinoos, voilà que tu prends noblement soin de moi comme d’un fils,

toi qui me pousses à chasser l’étranger du palais

par la contrainte: puisse le dieu l’empêcher! »

Télémaque à Antinoos, Odyssée, XVII, 397-9

Ulysse, ensuite, répond aux insultes d’Antinoos en relevant combien son manque de générosité est, dans sa situation, doublement scandaleux:

« ὢ πόποι, οὐκ ἄρα σοί γ᾽ ἐπὶ εἴδεϊ καὶ φρένες ήσαν.

οὐ σύ γ᾽ ἂν ἐξ οἴκου σῷ ἐπιστάτῃ οὐδ᾽ ἅλα δοίης,

ὃς νῦν ἀλλοτρίοισι παρήμενος οὔ τί μοι ἔτλης

σίτου ἀποπροελὼν δόμεναι· τὰ δὲ πολλὰ πάρεστιν. »

« Hélas, on ne peut pas dire que l’esprit, chez toi, se soit allié à la beauté.

Tu ne donnerais rien de ton bien à celui qui vient te supplier, pas même un peu de sel,

toi qui, assis en ce moment dans la maison d’un autre, ne supportes pas

d’emprunter un morceau de pain pour me le donner: la nourriture est ici, pourtant, en abondance. »

Ulysse à Antinoos, Odyssée, XVII, 454-7

Antinoos se sert abondamment du bien d’un autre, et se montre incapable d’accueillir l’étranger qui se présente, sous le statut sacré de suppliant, au seuil d’une demeure qu’il s’est injustement appropriée.

*

Ulysse revenu chez lui en étranger a pu, grâce à l’épreuve des lois de l’hospitalité, déjouer la malédiction du retour personnifiée par Agamemnon. Télémaque, instruit par ses propres expériences des règles sacrées qui doivent gouverner le monde humain, se défait, lui, de la comparaison écrasante avec la figure d’Oreste. Le père et le fils, unis par leur reconnaissance mutuelle, ont ensemble mis au jour le crime impardonnable des prétendants, et notamment du premier d’entre eux, Antinoos; ils peuvent, sans craindre la colère des dieux, s’engager dans la violence de la vengeance.

Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Ulysse et Pénélope, 1802 – collection particulière

La reconnaissance entre Ulysse et Pénélope est une des dernières du récit, suivie seulement par celle avec Laërte. Elle parachève la recomposition du noyau familial. Le couple ne peut se retrouver qu’une fois l’occupant expulsé, et le foyer purifié de la souillure du meurtre inévitable. Pénélope a su, par sa patience et, surtout, son intelligence, assurer la stabilité et la pérennité du lieu et c’est légitimement en elle que repose sa réappropriation par l’étranger Ulysse. C’est Pénélope, à la fin, qui détient le droit de déclarer qu’Ulysse est bien, là, chez lui. C’est son regard qui le métamorphose, transfigurant son statut d’étranger en celui de familier.

Pour arriver jusqu’à elle, tout le processus du retour d’Ulysse a visé à montrer que la valeur d’une société humaine réside dans sa capacité à voir dans l’étranger, quel qu’il soit, un hôte à accueillir, à reconnaître en lui cette familiarité où se conjure l’effroi devant l’altérité.

Illustration en Une: la Mnêstêrophonia, ou meurtre des prétendants – cratère campanien à figures rouges, vers 330 av. J.-C., par le peintre d’Ixion – Musée du Louvre

1. Ce passage serait à l’origine du proverbe grec: πολλὰ μεταξὺ πέλει κύλικος καὶ χείλεος ἄκρου, « il se passe beaucoup de choses entre la coupe et le bord des lèvres », ou plus simplement « il y a loin de la coupe aux lèvres ».

2. On appelle ainsi les livres IX à XII de l’Odyssée, qui correspondent au long récit à la 1e personne, au cours duquel Ulysse raconte aux Phéaciens les mésaventures qui ont retardé jusque-là son retour. Ce passage contient ainsi les épisodes les plus célèbres de l’épopée: les Sirènes, Charybde et Scylla, la descente aux Enfers, Circé…

3. Au début de la Télémachie, livres I et II, Athéna prend successivement l’apparence de deux vieux compagnons d’Ulysse: Mentès, d’abord, sous les traits duquel Télémaque la reçoit dans le palais royal; puis Mentôr, dont elle emprunte la figure pour l’aider à préparer son voyage puis l’accompagner à Pylos.

4. Pindare (poète grec du Ve siècle av. J.-C.), Pythiques, II, 72: Γένοι᾽, οἷος ἐσσὶ μαθών, « puisses-tu être à l’avenir tel que tu es, après l’avoir compris ».

5. Eumaios vient en effet de prononcer des paroles qui engagent Télémaque, en tant que maître du palais, à offrir l’hospitalité à Ulysse (Odyssée, XVI, 61-7).

Un commentaire sur “Hospitalités. En quête du père.

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