L’Odyssée, un big bang romanesque

Livre I

#1

ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον…

Odyssée, I, 1

À la fin de Tristes Tropiques, Lévi-Strauss s’interroge longuement sur le relativisme irréductible des cultures humaines, qui peut pousser l’ethnologue au désespoir, en lui interdisant irrémédiablement toute objectivité, et en l’empêchant apparemment d’établir des universaux, qui permettraient, enfin, de définir une condition humaine commune. Pourtant, il parvient à cette conclusion, séduisante par sa simplicité: “Puisque être homme signifie, pour chacun de nous, appartenir à une classe, à une société, à un pays, à un continent et à une civilisation”.

L’Odyssée est, par excellence, le poème du retour: retour chez soi, retour aux siens, retour à soi. Le chemin est long, fastidieux, souvent dangereux et douloureux; il impose de nombreux détours. Et ce retour tant attendu sera pour Ulysse, non seulement un retour à l’intimité du foyer, une reconnaissance bouleversante de son fils, de sa femme, de son père, de ses sujets enfin, mais surtout, un retour à la civilisation, la sienne, et un retour à l’humanité, après les horreurs de la guerre suivies de dix ans d’errance dans des contrées sauvages, aux confins de la culture. 

Le lecteur de l’Odyssée n’a aucun doute sur la réalisation du retour: elle est annoncée, par les dieux eux-mêmes, dès les premiers vers du premier livre. Non, c’est bien le cheminement qui importe. La question sera plutôt: quel homme, en Ulysse, reviendra en Ithaque? Qu’aura-t-il appris de ces vingt ans d’absence? Qui Télémaque, puis Pénélope et Laërte reconnaîtront?

Pour raconter une traversée aussi fondamentale, aussi existentielle – traversée circulaire, si on peut dire, puisqu’il s’agit de revenir au point de départ – le récit doit en épouser avec art les figures complexes.

L’Odyssée à cet égard est un véritable big bang de l’écriture romanesque: toutes les subtilités de l’art narratif y sont déjà contenues, appelées à s’épanouir dans les millénaires qui suivront. Finalement, toute œuvre de fiction narrative qui suivra l’Odyssée, jusqu’à aujourd’hui, naîtra, d’une manière ou d’une autre, de l’Odyssée. Homère (1) ne s’est pas contenté d’inventer l’art de raconter, il a commencé d’en explorer toutes les possibilités. Il nous a surtout appris, d’abord, que raconter, c’est penser l’homme.

Le livre 1 de l’Odyssée fonctionne à la manière d’un bon pilote de série. Rien d’étonnant pour une épopée qu’on peut imaginer destinée à être chantée – comme les chansons de geste plus tard – en plusieurs épisodes, par un aède inspiré, devant un auditoire qu’il s’agit, aussi, de tenir en haleine. L’essentiel, des personnages, de la situation dramatique, des motifs, nous y est livré, le tout en action et échappant donc habilement à un funeste effet “exposé”, qui empêcherait l’immersion dans la fiction.

On distinguera cinq moments dans ce premier livre, composés selon un effet de zoom qui nous rapproche progressivement de la réalité concrète, intime, des personnages en présence, nous les rend ainsi familiers, nous attache irrévocablement à leur destin.

Proême

Le « proême », étymologiquement, c’est l’origine du texte (2): le poète nous dit d’où il chante, en même temps qu’il annonce le cœur vivant de son poème. L’aède y reconnaît l’origine divine de son inspiration: il n’est qu’un intermédiaire, et c’est la Muse qui lui dicte son récit. Il garantit ainsi à la fois la véracité et l’intérêt de sa parole.

En quelques vers, Homère brosse des motifs essentiels de l’histoire à venir, et nous invite subtilement à réfléchir, déjà, aussi bien son interprétation que les particularités de sa composition.

Le premier vers de l’Iliade et le premier vers de l’Odyssée sont construits selon la même formule, qu’une lecture hâtive pourrait laisser croire toute faite, comme un modèle figé destiné à mettre en jambes l’aède avant de se lancer dans une récitation de plusieurs centaines de vers. En vérité, chacun de ces premiers vers nous dit déjà beaucoup du chemin à venir, et du sens singulier à lui donner. Voyons.

Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πεληϊάδεω Ἀχιλῆος

Chante, déesse, la colère (3) d’Achille, fils de Pélée

Iliade, I, 1

Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον…

Dis-moi, Muse, l’homme aux nombreux détours…

Odyssée, I, 1

Le premier mot dit ainsi le cœur de chaque poème: la colère pour l’Iliade (le terme μῆνιν sera, dans les premiers vers, sujet de tous les verbes d’action, et la colère élevée au rang de véritable personnage); l’homme et ses tourments pour l’Odyssée (dont les premiers vers font la listes des déboires depuis la fin de la guerre). Dans l’Iliade, la colère responsable des maux des Grecs et des Troyens est incarnée en un homme, individu singulier, héros par excellence, Achille. Dans l’Odyssée, Ulysse n’est pas nommé d’abord (il ne le sera qu’au vers 21): le premier mot, le mot-origine du récit, c’est l’homme, n’importe lequel, dans la mesure où tout homme incarne, individuellement, l’universalité de la condition humaine. Bien sûr, chacun a reconnu Ulysse dans la périphrase ἄνδρα… πολύτροπον, souvent traduite « l’homme aux mille ruses ». Mais l’adjectif qui qualifie Ulysse encore innommé, πολύτροπον, peut être entendu de deux manières, qui scellent le personnage et ce qu’il représente: la ruse, certes, autrement dit l’ingéniosité humaine, dont il fera abondamment la preuve, tout au long du récit, pour se sortir des situations les plus désespérées, et qui caractérise Ulysse, lui donne sa marque individuelle, depuis l’Iliade; mais aussi l’errance. Et c’est bien sur cette deuxième caractéristique qu’insistent les vers suivants du proême. Ulysse, c’est l’homme par excellence, en qui l’on reconnaît les nécessités de la destinée humaine: l’errance dans un monde le plus souvent hostile, et le désir ardent de retourner chez soi, là où la vie fait sens, là où l’amour des siens, de ceux qui nous attendent, console des vicissitudes de l’existence. Ulysse, sujet de son histoire, est aussi le sujet de notre histoire. L’apparition, étonnante et unique, de la première personne μοι, où l’aède, pourtant simple intermédiaire entre la parole divine et le monde des hommes, semble affirmer sa subjectivité juste après l’évocation anonyme de son héros, lie irrévocablement leur destinée et appelle à l’identification.

Les tribulations d’Ulysse font rêver les enfants, jusqu’à aujourd’hui. Il n’est pas pourtant, loin s’en faut, un aventurier volontaire, et l’errance est pour lui surtout source de souffrances. L’idée est exprimée deux fois dans les quatre premiers vers seulement; et, là où la colère d’Achille était dans l’Iliade actrice des événements, l’homme, dans l’Odyssée, subit essentiellement son sort. Il désire le retour sans parvenir à l’obtenir; il veut sauver ses compagnons et les regardera mourir l’un après l’autre.

Il y a, dans le proême de l’Odyssée, deux points d’origine bien déterminés au récit de cette errance. Le premier, annoncé dès le deuxième vers, semble d’abord purement chronologique: les aventures malheureuses d’Ulysse commencent après la prise de Troie par les Grecs. Le lecteur peut se situer clairement dans le temps mythique: ce qui nous sera raconté prend place après cet événement, fondateur d’une « civilisation » grecque, par l’unité à laquelle elle a contraint les chefs de cités disparates – unité justement menacée par la colère d’Achille, qu’il revient à l’Iliade de résoudre. Le deuxième point d’origine est, lui, pleinement causal. Dans ces premiers vers, le poète évoque un seul des épisodes, racontés plus tard par Ulysse aux Phéaciens, qui marquent sa longue errance pour revenir en Ithaque. Difficile de ne pas y voir un choix révélateur. Il s’agit du vol des bœufs d’Hélios (ou le Soleil) par des compagnons affamés et, de ce fait, bien mal inspirés. Ulysse, lui-même averti par le devin Tirésias rencontré aux Enfers, les avait pourtant prévenus: manger les troupeaux du Soleil, c’est s’interdire le retour et signer son arrêt de mort.

Jan Styka, Les Compagnons d’Ulysse abattent les bœufs d’Hélios – 1920

L’allusion à cet épisode en particulier, dès le proême, est lourde de signification et pose déjà trois motifs essentiels à tout le poème. L’impuissance d’Ulysse d’abord qui, malgré son désir, ne pourra pas ramener avec lui ses compagnons, et est condamné à rentrer seul, anonyme, méconnaissable: sa volonté ne peut rien face à celle des dieux. Ensuite, la folle présomption humaine, l’orgueil démesuré, que le grec nomme souvent hubris, et Homère, dans l’Odyssée, ἀτασθαλία (atasthalia): cette folie-là, caractéristique de la nature humaine, est à la fois expression de sa liberté et source de ses malheurs. Les dieux décrètent, certes, mais les hommes restent les premiers responsables de leur sort. Enfin, l’épisode concerne une question centrale à tout l’Odyssée: les lois de l’hospitalité. Les compagnons d’Ulysse dévorent ce qui ne leur appartient pas, sans en référer au propriétaire légitime; ils se comportent ainsi exactement comme les prétendants dans le palais d’Ulysse, punis, eux aussi, de mort. La question de l’hospitalité traverse tout l’Odyssée, parce qu’elle est au fondement de son sujet principal: ce qui conditionne l’humanité, et la distingue des autres créatures du monde.

Avec une efficacité redoutable, en quatre vers seulement, Homère a dessiné les contours herméneutiques de son poème. Le long récit qui s’ouvre reprendra, pour les décliner de toutes les manières possibles, ces trois thèmes origines, si intimement liés entre eux, qui disent, pour le Grec, l’humanité dans toute sa complexité. C’est l’ordre du monde lui-même, tel que les Grecs le voyaient, qui est contenu dans ces trois motifs: l’impuissance de l’homme face à des forces qui le dépassent et qu’il n’a d’autre choix que respecter dans leur omnipotence; sa folie, expression dévoyée de sa liberté, en révolte contre sa condition de mortel; l’hospitalité, qui le désigne comme humain et rejette ceux qui n’en respectent pas les lois sacrées hors des limites de la culture.

Le proême, enfin, s’achève sur un vers tout à fait étrange. Alors que le poète s’apprête à commencer son récit, il implore de nouveau la déesse et lui demande de prendre comme point de départ n’importe quel lieu ou n’importe quel épisode, selon sa convenance finalement. On pourra y voir une déférence de l’aède à la Muse. On pourra y voir, aussi et surtout, un signe des singularités du récit de l’Odyssée. Daniel Mendelsohn, dans son roman An Odyssey, commente ce vers magistralement.

The poet of the Odyssey, by contrast [avec l’Iliade], doesn’t seem to care particularly about where his epic ought to begin. He asks the Muse to begin telling her story “at some point or another”, hamothen – anywhere in Odysseus’ journey that suits her. But hamothen also has a temporal overtone: “from some point in time or another”, “at any random moment in the narrative”. In the Odyssey’s opening lines, space and time are themselves suggestively vague, indistinct from each other. This strangely tentative careering between concrete specifics and unhelpful generalities gives you a familiar feeling: the feeling of what it’s like to be lost. Sometimes it’s as if you’re on familiar territory; sometimes you feel at sea, adrift in a featureless liquid void with no landmarks in sight. In this way, the opening of this poem about beeing lost and finding a way home precisely replicates the surf-like oscillations between drifting and purposefulness that characterize its hero’s journey.”

Daniel Mendelsohn, An Odyssey

Ainsi le récit de l’Odyssée est-il le lieu de nombreuses circonvolutions: analepses, prolepses, mises en abyme… Il commence, non pas avec son héros, mais avec son fils Télémaque, parti apprendre qui est son père. Il poursuit en retrouvant Ulysse, enfin libéré par Calypso, mais de nouveau retardé de quelques jours, le temps d’un long retour en arrière destiné à rendre compte de dix ans d’errance. Enfin, le fils et le père se rencontrent, et peut commencer la résolution des reconnaissances successives qui parachèvent le retour. Mais l’on sait, grâce aux prédictions de Tirésias, qu’Ulysse devra repartir, pour un temps indéterminé, afin d’apaiser la colère de Poséidon: l’achèvement n’en est pas vraiment un, et nous ne connaîtrons pas l’issue dernière de ce nouveau voyage. Ainsi sommes-nous invités, par la complexité même du récit, à vivre l’errance de son héros.

Hésiode, dans sa Théogonie, se donne l’ambitieux projet de raconter l’origine du monde. Son récit peut donc dire clairement le commencement: celui de l’être, coïncidant naturellement avec celui du temps.

ἦ τοι μὲν πρώτιστα Χάος γένετ᾽…

Au commencement donc fut le Chaos…

Hésiode, Théogonie, v. 116

Mais le récit de l’homme s’inscrit, lui, dans un monde et un temps qui le précèdent, dans lesquels il naît pour mieux s’y perdre. Hésiode croit pouvoir révéler dans sa poésie l’énigme de l’origine humaine. Homère annonce qu’une telle révélation est inaccessible; il reconnaît que l’homme ne pourra jamais découvrir la raison de sa naissance, et que sa destinée n’est qu’une succession de soubresauts, commandés par les dieux ou le hasard, auxquels seule la parole (le μῦθος), parce qu’elle peut raconter et être écoutée par d’autres, parce qu’elle est le lieu par excellence du partage humain, a une chance de donner du sens, en reconstituant la cohérence cachée du récit. C’est bien ce travail de reconstitution que le poète de l’Odyssée se propose d’entreprendre, en commençant par la pièce du puzzle que la Muse voudra bien lui confier en premier.

Illustration en une: première apparition de Pénélope. Dessin au crayon et à la plume de Nina Audoubert Kaneko.

(1) Je sais les questions et les soupçons qui pèsent sur l’identité, voire l’existence, d’Homère. Je continuerai à parler de lui, néanmoins, comme l’auteur, au sens le plus plein, de l’Odyssée. Par commodité d’abord. Mais, plus profondément, parce qu’on ressent, à la lecture de l’Odyssée, une unité puissante (si on omet quelques passages sans doute interpolés) qui laisse penser qu’il y a bien un homme, un auteur, derrière l’écriture de cette œuvre.

(2) Du latin proemium, prélude, origine. Le mot latin est lui-même emprunté au grec προοίμιον, qui dérive de la préposition πρό (en avant, devant) et du nom οἶμος, dont le sens premier est, justement, chemin, route. Le « proême » est donc bien au commencement du chemin que le récit s’emploiera à déployer sous nos yeux.

(3) Le terme μῆνις, traduit par « colère », désigne précisément, non pas une fureur passagère, mais une colère durable au contraire (de fait, elle est à l’origine de plusieurs milliers de vers…). On peut donc le traduire aussi par « ressentiment ».

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