Νεκυία #6

(Épisode précédent: Νεκυία #5)

« … Tu renaîtras, désir! et nous diras ton autre nom. »

Saint-John Perse

5. Oniropole

Pendant longtemps, Ivan n’avait rien dit. Irina attendait. Il lui semblait entendre dans leur silence le ressac interdit d’une mer lointaine.

Elle observait le visage du jeune homme. Un soleil noir, tapi au fond des yeux, dormait sous sa peau. Et lui refusait obstinément de la regarder. Elle le sentait qui s’éloignait avec le reflux de ses pensées sombres. Elle voudrait le retenir. Tout était calme. Un orage se préparait, qui l’inquiétait à son tour. Elle partageait désormais l’ombre d’Ivan.

Les rayons du matin illuminaient la petite pièce, et Ivan ne disait rien. Irina le regardait comme pour s’abreuver à son visage. Il était peut-être l’autre qu’elle attendait, qui la ferait revenir sur la rive habitée. Les yeux délicatement posés sur lui, elle s’évadait peu à peu en elle-même, elle se perdait peu à peu dans son méandre.

Elle regardait Ivan, et ne vit pas qu’Ivan à présent, la regardait en retour. Chacun obscurci de son tourment, ils se croisèrent. Leur rencontre était inévitable, mais elle serait sanglante. Elle ressemblerait à ces duels virils où l’on réglait absurdement une question d’honneur, où, face à la mort, on oubliait l’insulte et finissait par s’étreindre en agonie. De ce fracas naîtrait leur relation, nouvelle, fraîche, presque pure, où ils se trouveraient en même temps que l’autre.

Ils avaient tant de choses à se dire. 

Irina était l’Oniropole d’Ivan, et elle interprétait ses Rêves. Après chaque Oniroxis, ils se parlaient : chacun faisait ainsi son devoir. Rien ne devait exister entre eux que cet échange, réglementaire, où ils détenaient tour à tour la parole, palabre aux lois complexes, à tous deux étrangères, où jamais ils ne pouvaient se rencontrer. Ivan, d’abord, racontait. Irina, ensuite, interprétait. Puis elle consignait soigneusement le Rêve et ce qu’elle en avait dit. C’était entre eux une intimité froide et troublante. Irina entendait au creux de la voix d’Ivan cet effort qu’il faisait pour contenir toute émotion. Elle sentait pourtant. Oui, elle les sentait affleurer. C’était parfois une excitation adolescente, parfois un accablement résigné de vieil homme. Elle entendait ces murmures cachés dans la voix d’Ivan, et ils dessinaient de lui une figure chimérique qui provoquait chez elle une attirance chaste tout à fait interdite. Alors, quand elle parlait à son tour, les émotions secrètes d’Ivan prenaient possession de sa propre voix. Elle les lui rendait, comme de précieuses offrandes qu’on ne peut accepter.

Aujourd’hui, Ivan se taisait. Le silence annihilait le sens conforme de leur rencontre, et en créait un autre, bien plus profond, bouleversant, qui transgressait l’ordre établi.

Elle se prenait en pensée à vouloir interpréter ce silence, pour continuer, un peu, de jouer son rôle. Les paroles sont équivoques ; le silence ouvre sur un infini d’univers possibles, dont personne ne peut déterminer lequel est juste et bon. Le visage et le corps d’Ivan pourtant, lui parlaient, de leur langage de brumes. Et sans les paroles pour faire écran, elle les voyait finalement pour la première fois. La découverte de cet autre physique la troublait.

Il était si jeune, à peine sorti de l’enfance. Et il était, assis en face d’elle, si seul. Le soleil dessinait leurs deux ombres face à face, séparées par un gouffre de lumière. 

Elle se pencha enfin, et posa sa main sur celle d’Ivan. Eux qui se regardaient depuis toujours se virent enfin. Elle vit les larmes, elle vit la terreur, elle vit la douleur honteuse. Jamais le visage d’Ivan ne lui avait parlé ainsi. Irina franchit alors le dernier interdit et le prit, ce visage, doucement entre ses mains. Leurs deux ombres emmêlées formaient sur le sol une figure inconnue, qu’aucune parole n’aurait pu interpréter.

Après ce geste, il n’y avait plus de retour possible. Leur relation était compromise, condamnée désormais par les lois des Enfanteurs. Il faudrait mentir, se cacher, faire semblant. 

Jamais le corps d’Ivan n’avait éprouvé sur sa peau une telle tendresse. Irina le savait et elle était heureuse d’oser, enfin, lui offrir cela, ce geste simple, implacable, si dangereux pour tous les deux.

*

Quand un Rêveur était débranché du neuroprojecteur, il restait encore plusieurs heures possédé de son Oniroxis. Les drogues se dissipaient lentement. La douleur du monde revenait, tandis que la réalité se brouillait, et le Rêveur ne savait plus dans quelle dimension se trouvait la vérité de son existence. L’Oniroxis persistait, rémanence, irréelle et sensée, à l’intérieur d’une vie de tourments auxquels tous étaient indifférents. Toujours, le Rêveur était seul. C’était sa condition. 

Ivan ne craignait pas cet état d’incertitude qui avait conduit plusieurs de ses camarades à la folie.

L’Oniropole avait pour mission de rééquilibrer l’esprit du Rêveur, de le faire revenir dans le royaume des perceptions justes, de rétablir une frontière, de refermer la brèche. C’était une science – un art peut-être – imparfaite. Certains Rêveurs ne pouvaient s’empêcher de prolonger l’Oniroxis, projetée désormais à l’intérieur d’eux-mêmes, et qu’ils tentaient vainement de mettre en accord avec un monde, avec une vie sur lesquels ils n’avaient aucun contrôle. Le retour brutal de leur asservissement, réveil cruellement ressassé après chaque neuroprojection, leur était insupportable. Il fallait s’enfuir, s’évader, tuer, avec minutie, l’illusion d’une réalité trop amère pour être plus longtemps acceptée. À la fin, la parole de leur Oniropole ne les atteignait plus ; on les voyait errer quelque temps, ombres pathétiques et souriantes, insaisissables, qui vous brisaient le cœur. Puis ils disparaissaient. Irina avait déjà ainsi perdu plusieurs Rêveurs. Depuis la mort de B., elle comprenait mieux encore leur tentation de se laisser emporter dans le flot d’une réalité dont chaque fragment vous appartenait, était, par nature, en harmonie avec l’esprit qui la créait. Elle avait même envié un peu parfois ces jeunes gens effondrés, mais libres, enfin. Elle ne savait pas exactement comment les Enfanteurs disposaient de ces âmes perdues. Elle pouvait le deviner. Les Rêveurs n’avaient pas de famille ; ou s’ils en avaient eu une, elle les avait oubliés depuis longtemps. Personne ne s’inquiétait d’eux. 

Un jour, Ivan lui avait raconté la Chambre du Silence. Il avait dit l’esprit affrontant des abîmes pour lesquels il n’était pas conçu, qui ne le submergeaient pas seulement, qui menaçaient à chaque instant de l’anéantir. Irina en avait été si atterrée que, brisant tout protocole, elle en avait parlé à B.. Il y avait eu dans la voix d’Ivan qui racontait une excitation puissante ; elle semblait affleurer jusqu’à la peau, elle semblait vouloir déborder et l’emporter elle aussi. Irina était restée naturellement impassible, mais elle avait vu la vague. 

À son tour, elle raconta à B. ; elle lui cacha la source véritable de son accablement, de sa terreur, peut-être. Mais elle était restée persuadée que B. lui aussi avait compris, qu’il avait senti lui aussi.

La Chambre du Silence était pour tout le personnel de l’Onirothèque, à l’exception des Rêveurs, l’objet d’une fascination inavouée. On entretenait le secret fantasme d’y être enfermé. On désirait apprendre ce que son âme y deviendrait. Il se disait que, sans les drogues, aucun esprit ne pouvait y résister, que même le plus solide y serait englouti, prisonnier à jamais de ses ombres monstrueuses, pétrifié dans l’interstice des réalités irréconciliables. 

Irina, comme les autres, y pensait souvent, particulièrement quand elle savait qu’Ivan s’y trouvait. 

Et, un jour, il lui avait raconté. C’était interdit ; l’expérience, réservée aux Rêveurs sous emprise, ne devait pas franchir, même en paroles, les portes parfaitement étanches de l’antichambre du rêve. Ivan ne craignait pas les transgressions. Peut-être, aussi, avait-il cédé à la force, en elle, de la curiosité. 

Le récit l’avait ébranlée dans ce qu’elle avait de plus sacré. Ivan, ce jour-là, avait ouvert en elle une perspective qui altéra définitivement ce qu’être signifiait. Elle savait qu’il y avait au cœur de l’Onirothèque un sacrilège, un péché originel, et c’était peut-être justement cette conscience qui l’avait au départ attirée vers les Enfanteurs. Depuis qu’elle travaillait pour eux, elle avait porté sa part de responsabilité. Elle n’en tirait pas de fierté spéciale, elle payait simplement sa dette à son humanité compromise. Mais elle se flattait de ne pas être aveugle, au moins. 

Pourtant, elle n’avait pas vu ; pourtant, elle ne savait pas. Ivan avait ouvert la porte. Il lui avait montré le sens véritable de la chute. Il lui avait révélé, innocemment, le rôle qu’elle jouait dans cette machine si humainement infernale.

Il l’avait fait, elle en était convaincue, sans arrière-pensée. Il lui avait raconté comment être dans la Chambre du Silence, c’était pour lui toucher à l’essence de la vie. Elle avait compris ; elle avait vu, ce qu’elle savait depuis qu’elle était devenue Oniropole ; elle s’était penchée sur l’abîme ignoble qui contenait, inaccessible et peut-être perdu à jamais, tout ce qu’on avait arraché à ce jeune homme si pur.

Elle avait été soudain terrifiée par la confiance qu’il avait en elle. Depuis ce jour, elle s’en était tenue rigoureusement au règlement.

*

Jusqu’à la fin, Ivan n’avait rien dit.

Après le geste inconcevable d’Irina, il s’était levé. Le récit de tout ce qu’il avait tu, écrit sur son corps, écrit sur son visage, viendrait plus tard. Irina voulait le croire, mais elle se dit en le regardant refermer la porte de la petite pièce ensoleillée que, peut-être, il allait disparaître lui aussi, avant d’avoir pu raconter. Elle était, une fois de plus, dans le labyrinthe, face au mur. Elle distinguait pourtant, désormais, une infime fêlure de lumière qui peut-être avait toujours été là.

Après le départ d’Ivan, elle dut agir vite. Il fallait d’abord falsifier son rapport. Ivan n’avait pas parlé et elle n’avait que leur silence partagé à interpréter.

Le soleil devenait de plus en plus envahissant. Il posait un regard, splendide et indifférent, sur chaque fragment du mobilier sans âme qui composait son bureau. Elle regrettait souvent que tout objet familier fût interdit aux Oniropoles. L’échange avec les Rêveurs devait garder sa pureté intacte, disait le règlement. Elle gardait une photographie de B. cachée dans le double fond d’un tiroir. Elle ne la regardait presque jamais mais la savoir là, souvenir intempestif, présence subversive, suffisait à lui rendre plus personnelle la petite pièce protocolaire.

Sur les étagères, les faux livres donnaient une allure savante à son travail ; elle voyait souvent le regard des Rêveurs errer sur leurs couvertures bigarrées et vierges, tandis qu’ils cherchaient leurs mots. La plupart des Rêveurs ne savaient pas lire et elle se demandait ce que ces objets, même sous leur aspect escamoté, destiné à disposer sous leurs yeux naïfs l’illusion de la rigueur scientifique, représentaient pour eux. Avaient-ils pour eux un sens particulier, lointain et difficile à cerner, ou faisaient-ils simplement partie du décor, au même titre que la tapisserie et les quelques photographies aux paysages algorithmiques accrochées au mur ? C’était, après tout, l’intention de celui, quel qu’il fût, qui les avait conçus puis posés là, selon un art très calculé du négligé.

Elle ouvrit son carnet et commença à écrire. La lumière reflétée sur la page encore blanche l’aveuglait. L’encre, à son tour enveloppée de soleil, brilla d’un éclat singulier ; les mots prirent du volume, se gonflèrent. Ils semblaient vouloir s’évader à mesure qu’elle les faisait apparaître.

Elle avait peu de temps pour réfléchir. Ses sensations exacerbées la déconcentraient. Elle aurait voulu réduire le monde au silence et libérer sa pensée, mais un murmure pirate, toujours persistait. C’était son sang qui affluait jusqu’à son cerveau paniqué, et dont les vagues se brisaient sans interruption contre ses oreilles.

Elle devait inventer un récit. Elle devait créer la fiction de ce qui n’avait pas été dit. Ivan n’avait pas raconté son Oniroxis. Elle n’avait pas interprété. La brèche était restée ouverte, sur un autre possible. 

Ivan n’avait pas parlé de ce qu’on allait lui faire vivre, pour le corriger, c’était le terme protocolaire, de son Oniroxis contaminée. Il n’avait pas parlé du Rituel, qui devait se répéter, jour après jour, sept fois ; tandis qu’il était encore partiellement sous l’emprise des drogues, un assistant le lui avait expliqué, froidement. Il n’avait pas dit qu’il sortirait de la petite pièce ensoleillée pour entrer dans le long tunnel, atroce et sordide, du Rituel sacrilège imaginé pour lui, le Rêveur, par les Enfanteurs.

Irina ignorait. Irina n’aurait pu imaginer l’horreur dont elle était la complice.

L’Oniropole fabriquait un récit chimérique composé des fragments de tout ce qu’elle avait entendu. Les voix de tous les Rêveurs s’entremêlaient, dirigées par celle d’Ivan, maître du rituel qui réveillait les ombres.

Irina, en les laissant, ces voix, s’incarner en elle, leur redonnait leur liberté. Elles pouvaient enfin, à travers elle, choisir ce qui arriverait après. Elles pouvaient décider que l’histoire aurait un sens, ou qu’elle resterait enlisée dans son chaos primitif. L’Oniropole les laissait, ces voix, parler sans leur imposer ce qu’elles voulaient dire ni les rendre au joug de la nécessité. Elle devenait, enfin, l’interprète oraculaire de leurs révélations. 

(Épisode suivant: Νεκυία #7)

(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)

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