Νεκυία #5

(Épisode précédent: Νεκυία #4)

« Et nous ravisse aussi ce très long cri

de l’âme non criée! … »

Saint-John Perse

4. Ἀπορία

Irina était-elle inconsolable ?

À travers ses larmes, elle voyait. Dans leur amertume se cristallisait un monde altéré.

Le reflet de sa propre souffrance se creusait en elle, et la démultipliait encore. C’était bien l’expérience d’une désolation.

Toute sa vie elle avait cru dans le pouvoir de la parole. Désormais, elle était prisonnière de son absurdité – parole, incapable de faire revenir B. parmi les vivants, incapable de la ramener, elle, vers les autres ; parole, incapable de dire seulement. Les mots s’échappaient, paraissaient se gonfler artificiellement d’une vie autonome qui ne lui disait plus rien. Chacun était une bulle translucide, qui se détachait difficilement sur le pan de lumière, qui éclaterait bientôt, sans un bruit, et s’évanouirait à jamais, laissant pour seule trace quelques gouttelettes vite évaporées. Ainsi les regardait-elle s’évader un à un de sa bouche, comme autant d’excroissances étrangères, aliénées – aliénantes. Ils semblaient virevolter autour d’elle, insaisissables à dessein, pour mieux la tourmenter. Elle se désespérait du silence qui étouffait sa voix. Sa pensée, aussi, était la prisonnière des mots insensés.

La mort de B. désolait le monde bien au-delà de son absence. Toute tentative de consolation la portait vers un ailleurs qu’elle n’était pas encore prête à regarder, ni même à assumer. Elle se sentait dépossédée sans pouvoir définir précisément ce qu’elle avait perdu.

Elle avait besoin des autres et ne réussissait pas à se réinscrire parmi eux. Tout lui était devenu étranger. Son corps lui-même était peu à peu possédé de l’absence. Il existait douloureusement, monument de tout ce qui la séparait. Elle était à lui, ou il était à elle, une douleur fantôme.

Le souvenir était ce qui la retenait au monde, et ce qui l’en éloignait. Impossible de résoudre cette contradiction.

Par la mémoire, elle pouvait ramener B. dans son présent. Mais il lui revenait incomplet et altéré. Il n’était plus que le reflet de l’empreinte qu’il avait laissée dans sa conscience. Elle l’avait rejoint dans son dernier labyrinthe et butait à son tour contre l’impasse. Ce qu’il y avait au-delà, qui pourrait le prédire ?

Ceux qu’on ressuscitait aujourd’hui n’y étaient pas allés.

Ou, s’ils y étaient allés, ils n’en étaient pas revenus. Ressuscités fallacieux qui n’avaient rien à nous dire.

Irina savait qu’elle ne pourrait passer. Elle était face au mur qui ne s’ouvrirait pas. Il avait absorbé puis escamoté B. à sa vue. La mort, sinistre prestidigitatrice, ne dévoilerait pas son tour.

*

Irina avait quitté la temporalité qu’elle avait jusque-là connue. Le temps des autres n’était plus le sien.

Dès l’instant qu’on lui avait appris la mort de B., elle était devenue une singularité d’espace-temps.

*

Avec la résurrection factice des morts, la civilisation s’était enfin délivrée des émotions subversives. La souffrance, en tout cas celle, radicale et scandaleuse, de la perte, ne venait plus se rappeler à la communauté pour menacer sa fragile unité. Elle restait enfouie, et attendait de ressurgir quand enfin on l’aurait complètement oubliée. L’humanité ne reconnaissait plus le deuil. Elle n’avait plus besoin de se consoler. Et elle s’amputait peu à peu, méthodiquement, de ce qui la fondait.

Sur qui pleurerait-on désormais ?

L’escamotage de la perte rendait caduc l’art de la métaphore. Sa capacité à dire la radicalité de l’expérience était devenue inutile. Le symbolisme, la collision des images, le discours et l’émotion qui se glissent dans l’interstice des rapprochements inattendus, l’audace des contraires qui se télescopent, la puissance des mots et des idées qui s’emboîtent mal, l’harmonie des phrases désaccordées, le cri muet de la littérature, la première main posée sur la paroi d’une caverne, le train impétueux des frères Lumière – tous, oblitérés par le désir de vaincre l’invincible. Et l’humanité n’avait plus de raison de laisser une trace.

C’est toute la tradition de la douleur qui disparaissait, et avec elle la possibilité de la partager. Les morts n’étaient plus ; les morts n’avaient plus rien à enseigner.

On avait ainsi instauré une civilisation qui mourrait de son paradoxe, où la dissension, jusqu’à la rupture et l’atomisation d’une multitude d’individus irréconciliables, naîtrait du désir de l’ultime unité ; où la douleur inconsolable naîtrait du désir de résoudre définitivement la douleur d’être au monde.

*

Irina restait, seule et silencieuse, face au mur où le sens se disloquait.

Bientôt, elle allait devoir reprendre la parole, retrouver sur elle l’empire, jusque-là indiscuté, qui fut autrefois le sien. Pour le moment, elle écoutait, son corps en éveil absorbait les synesthésies éparses qui prouvaient, une fois de plus, l’idiosyncrasie du monde.

(Épisode suivant: Νεκυία #6)

(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)

ἀπορία / aporia : difficulté de passer, besoin, manque, incertitude

Illustration en Une: Fabienne Verdier, Polyphonie, 2011

2 commentaires sur “Νεκυία #5

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