« Et timuit primo ne Iuppiter esset in illa »
Ovide, Métamorphoses, II, 444
Cliquez ici pour lire le premier texte, sur le début du mythe.
On a donc laissé Callisto violée par un dieu tout-puissant, sûr de sa force et, apparemment, de son droit, qui, cynisme raffiné, profita de l’amour de la jeune femme pour Diane, et usurpa le visage, usurpa le corps de la déesse pour commettre son forfait. Or la pauvre Callisto n’en a pas fini avec le malheur.
Ce qui frappe d’abord, c’est combien ce qu’elle vient de vivre a altéré son cultum, autrement dit tout ce qui manifeste à l’extérieur son être profond. Ainsi se signale la puissance d’aliénation du viol. On l’a vue oublier presque ses attributs, le javelot et l’arc, qui font pourtant sa fierté de guerrière libre de Diane. La voici à présent qui peine à reconnaître la déesse aimée. Tandis qu’elle erre, sans but désormais, sur les monts d’Arcadie, Diane lui apparaît en majesté:
« Ecce suo comitata choro Dictynna per altum
Maenalon ingrediens et caede superba ferarum
(Voici Dictynne qui s’avance, escortée de sa troupe gracieuse, au sommet
du Ménale, fière de sa chasse)
Ovide, Métamorphoses, II, 441-2
Cette apparition souligne cruellement le contraste entre ce que Callisto a été et ce qu’elle est à présent. La déesse en effet ne saurait, quant à elle, connaître aucune altération, son être existe hors de toute évolution (on raconte bien des histoires sur les dieux dans les mythes antiques, mais ce n’est pas pour autant que ces récits induisent un changement de caractère; au contraire, les événements qui arrivent aux dieux ne semble avoir pour but que l’affirmation et la confirmation de ce qu’ils sont déjà). Seule Callisto s’inscrit dans un récit, ce qui en fait, à l’intérieur du mythe, une figure humaine. Diane se manifeste alors à elle telle qu’elle a toujours été, telle qu’elle sera toujours, et telle que Callisto ne pourra plus jamais être. Ovide insiste particulièrement sur le caractère superbement divin de la vision de Diane qui s’offre à une Callisto profondément meurtrie; d’abord l’emphatique « ecce » (voici), puis une succession de termes connotant la grandeur: le « choro » (troupe et chœur) qui entoure la déesse, « altum » (élevé), « superba » (fière); enfin les expressions qui la signalent comme la Chasseresse par excellence: l’appellation « Dictynna » pour la désigner, empruntée au grec et qui renvoie au filet de chasse (δίκτυον/dictuon), et « caede… ferarum », qui suggère une chasse particulièrement fructueuse. Il faut donc imaginer Diane, telle qu’elle nous est décrite ici, sous le regard d’une Callisto qui, en cet instant, ne sait plus trop qui elle est, et on sentira l’acuité de la blessure. Celle-ci est rendue encore plus sensible par la réaction de la jeune nymphe à cette vue: tandis que Diane, l’apercevant, l’appelle à la rejoindre, Callisto s’enfuit. Naturellement, elle n’a plus confiance dans le visage de la déesse: le dieu violeur, en usurpant l’identité de Diane, a privé sa victime de ses repères les plus solides. Il a détruit le lien intime qui existait entre les deux femmes. Callisto, en voyant Diane, craint d’abord, écrit Ovide, que « Jupiter ne soit en elle » (Timuit primo ne Iuppiter esset in illa, II, 444). Callisto ne peut plus regarder la femme qu’elle aime sans voir son violeur.
Si la jeune femme finira par se rassurer en voyant les autres nymphes accompagner la déesse, elle n’a en fait plus sa place, déjà, parmi la troupe de Diane. Elle n’a plus sa place nulle part: c’est bien de son être au monde que le dieu l’a définitivement privée. Callisto, on s’en souvient, était la nymphe chérie de Diane et aucune, jamais, ne fut plus aimée de la déesse. Or elle a été rendue incapable d’occuper cette place privilégiée:
« Vix oculus attolit humo nec, ut ante solebat,
Iuncta deae lateri nec toto est agmine prima »
(À peine lève-t-elle les yeux du sol et elle n’est plus, comme c’était avant son habitude,
au bras droit de la déesse ni au premier rang de toute l’armée)
Ovide, Métamorphoses, II, 448-9
Voilà donc ce qu’est devenue celle qu’on a rencontrée, avant le viol, jeune chasseresse parcourant fièrement et en toute liberté les territoires sauvages de l’Arcadie: elle s’efface désormais, et semble rechercher malgré elle une invisibilité qui l’annihilerait, l’abolirait définitivement, comme si exister seulement lui était insupportable. De ce moment et jusqu’à la fin du récit, Callisto n’est plus actrice de sa propre histoire. On agit pour elle, on la révèle, on l’expose contre son gré. Parce qu’un autre a cru bon de disposer de son corps, elle n’a plus de lieu qui lui appartienne, où se cacher. Je pense ici aux mots de Jean-Christophe Bailly (Le parti pris des animaux, Christian Bourgois Éditeur, 2013) à propos de la singularité de l’existence animale:
« Chaque animal habite le réseau des apparences à sa façon, c’est-à-dire qu’il s’y cache. »
Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux
Callisto, destinée, on le verra, à être métamorphosée, de fait, en animal, habite « animalement » le monde, paradoxalement, lorsqu’elle est encore femme, en pleine possession de son corps et de son être, et qu’elle sait, alors, passer du visible au caché parce qu’elle existe dans un territoire qui lui appartient pleinement. Le moment du viol la rend au contraire absolument visible, la met en cage, même symboliquement, ce qui n’ôte rien à la radicalité de la violence subie:
« La cage est le contraire absolu du territoire non seulement parce qu’elle ne comporte aucune possibilité de fuite ou d’évasion, mais d’abord parce qu’elle interdit le libre passage de la visibilité à l’invisibilité, qui est comme la respiration même du vivant. »
Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux
Le temps passe en effet – dans le récit d’Ovide, de manière très elliptique, et les événements s’accélèrent pour atteindre leur issue fatale : neuf mois ont passé, symboliquement et poétiquement évoqués dans le texte, par la naissance et la mort de neuf lunes, astre tutélaire de Diane; Callisto, enceinte du viol, ne peut plus cacher sa grossesse, ne peut plus cacher ce qui lui est arrivé. Si la déesse, écrit Ovide, parce qu’elle est vierge elle-même, est restée aveugle à tous les signes, les autres nymphes, dit-on (le poète ici prend une distance prudente qui lui permet aussi d’inscrire son récit singulier dans la tradition du mythe), ont senti que quelque chose ne tournait par rond chez leur camarade. On pourrait s’interroger longuement sur la cécité de Diane, incapable de questionner sa compagne favorite, comme imperméable à toute psychologie humaine. L’excuse donnée par Ovide semble bien faible puisque les nymphes, quoique vierges elles aussi, sont sensibles aux indices manifestés par Callisto. Il apparaît plutôt que la divinité, même lorsqu’elle se rapproche du monde humain, reste figée dans des règles qu’elle incarne mais qui lui préexistent, et un caractère que rien ne semble pouvoir ébranler. La suite du récit confirme cette pétrification dans l’existence qui serait le prix à payer pour être dieu ou déesse; parce qu’il ne s’inscrit pas dans le temps, le divin est marqué d’une rigidité irréductible qui l’éloigne définitivement de l’expérience humaine.
Callisto n’a déjà plus vraiment sa place parmi la troupe de Diane, l’épisode qui vient confirme simplement cette exclusion en l’actualisant. La scène résonne douloureusement avec celle qui ouvrait le récit: Diane, fatiguée de sa chasse, trouve l’abri d’un bois baigné d’un petit ruisseau où elle et ses nymphes pourront se reposer et se rafraîchir. Nouvelle cruauté, c’est donc un véritable lieu d’idylle qui verra l’exclusion de Callisto par celle même qu’elle aime profondément. Écho prospectif, aussi, avec le mythe d’Actéon (raconté plus tard dans les Métamorphoses), Diane prend bien garde qu’aucun témoin ne puisse les surprendre avant de proposer aux jeunes femmes de baigner leurs corps nus dans l’eau claire. La résonance poétique avec le sort d’Actéon n’est d’ailleurs pas anodine et peut éclairer la réaction de Diane quand elle découvre la grossesse de Callisto. À propos des déesses vierges Athéna/Minerve et Artémis/Diane et de l’exposition intempestive de leurs corps nus au regard masculin, Sandra Boerhinger écrit dans L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine (Les Belles Lettres, 2007):
« Les attributs de la déesse (…) et ses pouvoirs sont en effet des éléments culturellement masculins: le bain agit donc ici comme un révélateur de féminité. (…) Artémis, déesse chasseresse, armée et vivant dans la forêt, est également une divinité qui a des caractéristiques culturellement connotées comme étant masculines: tout comme Tirésias (1), Actéon et Siproïtès/Sithon ont vu cette féminité qu’ils n’auraient dû voir. »
Sandra Boerhinger, L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine
Il convient de noter que si Artémis/Diane possède des attributs et un cultum, un être au monde, masculins, elle n’en est pas pour autant « masculine » au sens où les préjugés modernes pourraient l’entendre; elle est pleinement femme, quoique radicalement séparée du monde des hommes, puisqu’un seul regard masculin sur son corps dévoilé vaut châtiment. Cette caractéristique de la déesse vierge permet de comprendre ce qui arrive à Callisto lors de cette autre scène du bain, sans rien ôter du sentiment d’injustice qu’on peut éprouver à la lecture et auquel, d’ailleurs, Ovide lui-même nous initie peut-être. On observe d’abord un renversement, dans le comportement des nymphes, par rapport au mythe d’Actéon. Alors que, lorsqu’elles s’aperçoivent que le jeune chasseur a surpris Diane nue et ainsi « révélé sa féminité », elles protègent le corps sacré de son regard en l’entourant de leurs propres corps nus, dans le mythe qui nous occupe à l’inverse, ce sont elles qui exposent le corps de Callisto. Celle-ci en effet, consciente de la marque infamante qu’elle porte, refuse de se dévêtir pour rejoindre la troupe au bain. Ses compagnes, sans lui laisser davantage le temps de décider pour elle-même, lui enlèvent alors sa tunique. Ce geste dit à la fois que le corps de Callisto ne lui appartient déjà plus, et qu’elle n’est plus protégée par les lois sacrées de la communauté féminine dans laquelle elle s’épanouissait jusqu’alors.
« Parrhasis erubuit; cunctae velamina ponunt;
Una moras quaerit; dubitanti vestis adempta est,
Qua posita nudo patuit cum corpore crimen. »
(La Parrhasienne (= Callisto) rougit; toutes ses compagnes déposent leurs vêtements;
elle seule cherche à gagner du temps; elle hésite encore, sa tunique lui est ôtée;
aussitôt son corps nu rend évident le crime)
Ovide, Métamorphoses, II, 460-2
Le texte rend particulièrement sensible l’exclusion de Callisto et sa passivité subie: le passage est en effet construit autour de l’opposition « cunctae » (toutes les autres) / « una » (elle seule); les autres nymphes choisissent leur propre dévoilement, « velamina ponunt » (verbe actif) tandis qu’il est imposé à Callisto, « vestis adempta est » (verbe passif); son corps enfin n’est plus l’incarnation d’une identité propre et singulière, mais la manifestation involontaire d’un crime infligé par un autre. Il est à cet égard remarquable que l’absence de déterminant quand le poète évoque la faute (« culpam » au vers 452) ou le crime (« crimen » aux vers 447 et 462) laisse en suspens la question de la responsabilité, alors même que le récit raconte le châtiment infligé à la victime pour le viol qu’elle a subi – ce qui correspond à la tradition mythologique, que l’on songe à Méduse ou Io, pour ne citer que deux exemples parmi tant d’autres. On est alors tenté, aussi parce que d’autres passages des Métamorphoses y invitent, à prendre le risque d’un regard anachronique pour voir là une distance critique, certes discrète, du poète à l’égard de sa propre tradition dans la mesure où, dans son récit, Callisto apparaît bien, toujours, comme une victime.
L’exclusion, jusque-là symbolique, de Callisto devient enfin effective. La fin de l’épisode du bain incite à interroger la nature du crime désormais figuré, de manière irréductible, par le corps aliéné de la jeune femme. Quand Diane aperçoit le ventre gonflé de Callisto, que la nymphe tente maladroitement de cacher aux regards, la déesse, sans autre forme de procès, chasse sévèrement celle qui fut pourtant sa favorite, et lui interdit de « souiller les eaux sacrées » où le corps divin est en train de se baigner. Callisto est visiblement marquée d’une infamie qui n’autorise aucune rédemption; questionner sa compagne pour apprendre ce qui lui est arrivé n’est d’aucun intérêt pour la déesse. Il lui suffit de constater qu’elle n’est plus vierge et n’a donc plus rien à faire dans la communauté des nymphes libres et chasseresses. Callisto enceinte rend présente, indépendamment du viol, la masculinité, au même titre finalement que le regard d’Actéon dans l’autre mythe. Elle ne peut donc plus appartenir à cette féminité absolue, libre parce qu’elle existe loin des hommes et est de ce fait préservée des contraintes que la société fait immanquablement peser sur elle. La radicalité des conditions auxquelles s’acquiert une telle liberté permet de mesurer par contraste le sort commun de la femme grecque ou romaine. Et cette liberté ne peut sans doute exister vraiment, si l’on peut dire, que dans l’imaginaire merveilleux du mythe. Il n’empêche que l’univers mythologique permet d’en penser la possibilité, même si son actualisation dans le monde réel n’est pas envisagée.
Quant à Callisto, elle est désormais prisonnière d’un hors-monde, voire d’un non-être, véritable monstruosité sociale, si on considère les trois statuts successifs accordés à la femme romaine: virgo, uxor (femme mariée) et matrona (mère de famille légitime). Le viol l’a exclue de ces trois reconnaissances. Avant même sa métamorphose, le monde humain n’a déjà plus de place pour elle.
Cliquez ici pour lire le troisième texte, sur la fin du mythe.
(1) Dans une version du mythe de Tirésias, le fameux devin serait devenu aveugle comme châtiment pour avoir surpris Athéna au bain.
Image en Une: Titien, Diane et Callisto, 1556-1559, National Gallery, Londres.
2 commentaires sur “Le mythe de Callisto #2. Le corps exposé”