(Épisode précédent: Νεκυία #9)
« Nous voyons s’éteindre doucement les soleils et cherchons à reconstituer l’éclat disparu de la formation des mondes. »
Georges Lemaître
9. Ἔκφρασις
Journal de *
J’ai mis du temps à apprivoiser le visage. Il est, sur mes premières images, toujours caché. Le modèle est de dos, ou dans l’ombre. Ou se perd dans le reflet trouble d’une vitrine en plein soleil. Je le cache parce qu’il me fascine. J’ai peur qu’on me voie à travers lui ; j’ai peur qu’on découvre, jusqu’aux racines les plus enfouies de mon être, ce qui m’attire en lui ; j’ai peur que sa puissance d’enchantement me révèle.
Et puis, un jour, le visage d’I. est apparu dans mon champ de vision. J’eus envie de le crier, ce visage.
Je compris alors que je pouvais le saisir et le laisser vivant, sans le pétrifier.
Les visages émergèrent de l’ombre peu à peu, comme d’une chrysalide. Et ils se mirent à me parler ; il m’était impossible, avec mon seul appareil, de traduire tout ce qu’ils avaient à dire.
Mes visages étaient absents, et je dialoguais avec leurs solitudes. À travers elles, c’est le monde qui m’apparaissait, puzzle aux fragments épars que je tentais maladroitement de résoudre, en mettant côte à côte mes photographies. J’essayais de composer des poèmes de visages.
*
J’ai longtemps regardé les images de visages morts qui hantent la photographie depuis ses débuts. Et il m’a toujours semblé que le regard, désormais disparu et anonyme, qui s’était emparé d’eux à ce moment, et les avait livrés, dans leur minéralité nue, à la curiosité de tous, les avait brutalisés dans l’instant de leur plus grande vulnérabilité. J’avais peur d’infliger une même blessure au visage vivant. Je voulais m’exercer. Je me suis tourné vers les masques. Ils étaient vides, d’abord.
Je les posais, blancs sur fond noir, ou bien noirs, sur fond blanc. Puis je travaillais ces contrastes jusqu’à ce que les contours du masque semblent être, peu à peu, absorbés par l’espace derrière lui, ou semblent au contraire en émerger, comme si une fluctuation soudaine du vide les avait fait naître. Je ne m’intéressais pas encore aux traits, à ce que l’impassibilité du masque pouvait me dire. Cela viendrait plus tard. Je n’étais pas prêt, encore, à raconter des histoires. Véritable forçat de l’instant, je travaillais les fragments d’un possible récit futur, qui peut-être n’adviendrait jamais.
Je croyais naïvement qu’à force de sculpter mes masques sur la plaque argentique, je finirais par saisir l’essence du réel. C’était la matière elle-même que je cherchais à reproduire sur l’image, ou à traduire. Je voulais que celui qui regarde ma photographie ressente le besoin impérieux de la toucher, pour y percevoir la même texture qui le composait lui aussi.
J’ai accumulé de cette façon une multitude d’essais divers, certains complètement ratés, d’autres proches du but – aucun qui l’atteignît. La plupart de ces clichés existent encore quelque part, dans un recoin du grenier je crois. Je ne les ai jamais montrés à I. et j’ignore si elle a une idée de ce que ces boîtes contiennent. L’enfance de mon regard.
Ces échecs m’ont appris que seule la lumière a le pouvoir de sculpter l’image. De même qu’elle seule sculpte le réel. Je ne suis qu’un réceptacle de son œuvre. Je ne suis que son humble témoin. Ou, dans les bons jours, son prêtre peut-être. Il m’est difficile de savoir dans quelle mesure je décide quoi que ce soit dans mon travail.
Dans un second temps, j’ai posé une bougie allumée derrière mes masques. Je travaillais alors la nuit ou, le jour, dans une chambre obscure, parfaitement étanche à la lumière. Seule, la bougie devait éclairer, et donner aux masques leur volume. Le résultat était instable, chaotique, et m’intéressait pour cette raison. Les masques dessinaient sur les murs des ombres immenses et terrifiantes, mais vivantes. Je passais des heures à essayer de transcrire leur mouvement, mais j’étais condamné à le figer toujours. Je mis longtemps à comprendre que pour réussir à tailler dans le vif du temps, c’est la chair que je devais saisir. Elle seule pouvait m’offrir son immobilité fragile – et mouvante.
Les masques noirs se confondaient presque complètement avec l’obscurité de la chambre. Alors, c’est le visage de la nuit qui m’apparaissait, la bouche et les yeux ensanglantés.
J’avais acquis au cours d’un voyage en Grèce deux reproductions en plâtre de masques de théâtre antique, l’un de tragédie, l’autre de comédie. Je les peignis en noir, et les plaçai face à face. Le bon angle de prise de vue fut difficile à trouver et exigea de nombreuses contorsions. Je finis par les poser par terre, puis m’allongeai tout près d’eux. L’appareil les touchait presque. Enfin, je photographiai ces deux grimaces inversées, en miroir, avec leurs yeux et leurs bouches de feu qui semblaient hurler depuis le néant de toutes choses.
L’effet fut saisissant.
Ce fut ma dernière photographie de masques vides.
Un tirage grand format se trouve dans la maison, suspendu derrière le bureau d’I. Je l’ai heureusement dissuadée de l’accrocher en face de notre lit.
Encore aujourd’hui, j’ai du mal à regarder cette image, je ne sais pas vraiment pourquoi. I. le sait bien et s’en amuse.
*
Je m’étais longtemps exercé et je n’avais finalement pas appris grand chose sur le visage. I. m’avait proposé de poser pour moi en portant les masques, de les remplir de sa chair, de sa vie. Nous avons fait quelques séances, mais j’en sortais toujours extrêmement frustré. À l’évidence, quelque chose de fondamental m’échappait. I. suggéra d’engager des inconnus pour prendre sa place ; elle pensait que son visage m’était trop familier, et que l’expérience du masque avec elle privait mon regard au lieu de le nourrir. Je n’en étais pas sûr, parce que j’étais attiré par le paradoxe de cette absence venue recouvrir l’intimité la plus essentielle. Pourtant, je devais bien admettre que je n’arrivais à rien. Je continuais à vouloir traduire ce que je connaissais d’elle au lieu de chercher ce que le masque, en la cachant, me signifiait. Je ne savais pas voir autrement, d’où ma frustration. Je finis par suivre son conseil, en me disant que, peut-être, les séances avec des inconnus me ramèneraient vers elle, le regard neuf.
I. avait rédigé l’annonce pour trouver des volontaires. « Il ne faudrait pas que tu passes pour un pervers fétichiste. Ou tu n’attireras que des fous dans ton genre. » J’avais ri, tout en pensant, Pourquoi pas, après tout ?
Nous avions arrêté un protocole précis. I. accueillait le modèle, lui demandait de porter le masque, et d’enfiler une espèce de long manteau à capuchon, qui couvrait les vêtements et les cheveux, puis les conduisait dans la chambre de pose, où j’attendais. L’idée était que je ne puisse pas voir le visage caché par le masque, que je ne puisse non plus connaître le sexe des modèles. Aussi, I. leur précisait-elle bien qu’ils ne devaient pas parler tant qu’ils étaient avec moi.
Pour ces séances, les fenêtres de la chambre étaient grandes ouvertes, et je composais avec la lumière du jour. Elle était parfois éblouissante, difficile à modeler, mais je pouvais jouer avec les ombres ; elle était parfois grise, pâle écho d’elle-même qui pétrifiait l’espace.
J’appris à dialoguer avec elle et avec les corps muets qui entraient dans la chambre que j’occupais.
Je tournais d’abord longtemps autour du modèle, debout ou assis au milieu de la pièce, selon son choix. Certains même préféraient s’allonger. C’est le modèle aussi qui choisissait son masque.
Ils étaient entièrement voilés et mon appareil cherchait à pénétrer leurs secrets les plus intimes, ceux qu’ils n’avaient jamais dits à personne, mais que leurs corps, leurs postures, leurs regards, un léger mouvement de la main trahissaient pour moi.
Je les enveloppais de ma présence et, délicatement, tissais leur récit. Chacun m’était caché, et chacun m’apparaissait dans sa singularité irremplaçable, dessinait, dans le creux de la chambre, une figure unique. Au bout de quelques minutes seulement, nous nous comprenions ; je me nourrissais joyeusement de leur différence. Nous parvenions ensemble, eux en étant là, moi en les regardant, à une harmonie profonde, inattendue que, je l’espérais, je saurais traduire dans mes images.
J’avais décidé de ne développer mes photographies qu’à la toute fin du projet. C’était risqué. J’accumulais les films à l’aveugle. Je ne voulais pas être influencé par ma propre distance critique, qui aurait faussé le dialogue avec le corps offert du modèle. Chaque rencontre devait pouvoir être absolument nouvelle ; le champ de force qui m’unissait au modèle devait pouvoir rester pur de toute réflexion prospective ou rétrospective. Je voulais avant tout préserver l’instant de notre présence l’un à l’autre pour en faire – pour en laisser émerger le nœud gordien de nos divergences. Pour que du noyau de nos singularités entrées en collision surgisse le rayonnement vital, créateur, que nous seuls, à cet instant seulement, pouvions émettre. Voilà ce dont mes photographies prétendaient témoigner, et je faisais bien, je crois, de ne pas développer mes films immédiatement.
Curieusement, après un moment de gêne qui sans doute n’était qu’un réflexe involontaire face à l’inconnu et qui, dans tous les cas, passait au bout de quelques minutes, les modèles se sentaient rapidement très à l’aise. Nous commencions alors, ensemble, une danse improvisée, à la chorégraphie complexe, où chacun, absolument concentré sur l’autre, cherchait à atteindre, moi avec le modèle, le modèle avec moi, geste après geste, l’accord parfait. Dans le même moment, nous composions et nous jouions la symphonie inéluctable de nos deux corps. Je me sentais démultiplié par l’autre, comme si mon regard était devenu un prisme, où la présence de l’autre reflétait à l’infini chaque possibilité du réel. Sans doute mes photographies étaient incapables de traduire à elles seules une sensation si puissante et si compliquée ; mais il me semble malgré tout qu’elles en contiennent dans leur grain quelque chose. Ou alors je suis le seul à le percevoir parce que je me souviens de ce que j’ai vécu pendant ces séances. Je ne sais pas.
Je ne sais pas non plus ce que mes modèles en ont tiré de leur côté. Même si l’impression de communier avec eux dans l’expérience était particulièrement forte, je peux tout aussi bien avoir été trompé, emporté par ma propre exaltation.
Les modèles, en partant, ne disaient presque rien à I., se contentaient des politesses d’usage. I. m’avoua qu’elle était même incapable d’interpréter leurs visages, comme si le masque persévérait encore un peu, avait provisoirement dissout toute expression dans la concavité de sa propre vacuité.
Ainsi, une fois notre danse achevée, je me retrouvais seul, le dernier témoin, responsable de la trace que notre rencontre laisserait au monde.
Je terminais immanquablement chaque séance par un gros plan, de face, du visage caché par le masque. La lumière hésitante, vacillante, et en même temps puissante de la bougie de mes premières expériences avait été remplacée par un regard de chair. On voyait peu la bouche mais elle donnait son équilibre à l’ensemble. On était forcément attiré, avant tout, par le regard derrière le masque, vestige incongru de la vie perdu dans un océan glacé. Les yeux semblaient absorber toute la lumière de la chambre et me la renvoyer, métamorphosée par l’intériorité chaotique de celui dont j’étais en train de voler l’image. Ces yeux étaient du temps à l’état pur qui me racontait en détail les vies secrètes de ces êtres voilés bientôt disparus, dont la géodésique avait pour un court moment rencontré la mienne.
Je photographiais ce miracle, puis je me détournais, et le modèle comprenait qu’il était temps de me quitter. Je l’entendais qui refermait doucement la porte, puis j’entendais ses pas dans l’escalier, suivis du murmure indistinct de sa voix mêlée à celle d’I. et, enfin, le silence. Chaque fois c’était le même rituel. Chaque fois je retenais mon souffle, pour ne pas briser trop vite l’enchantement.
Je travaillai plusieurs mois à ce projet et accumulai un nombre incalculable de ces portraits au masque. J’en fis une sélection soigneuse dans le but de les exposer. Je conçus pour chaque modèle une forme composite, toujours la même : une pyramide inversée dont la pointe devait systématiquement être incarnée par le gros plan final. Sur le reste de la figure s’agençaient différentes postures que le modèle avait choisi de me proposer au cours de notre séance. Ainsi la dynamique du corps se trouvait-elle pour chacun en équilibre sur l’étrange énergie que dégageait son regard, isolé par le masque de tout le reste. L’identité de chaque portrait, que j’avais volontairement rendue captive d’une forme unique, la même pour tous, révélait avec d’autant plus d’exactitude sa divergence singulière, tout en résonnant avec toutes les autres différences qui l’entouraient.
Bien sûr, personne ne voulut de ce travail. Les quelques galeristes clandestins auxquels je le présentai me regardèrent, non sans commisération, comme un fou.
Je l’installai finalement dans le grenier, où il se trouve encore. I. parfois invite nos amis à venir le regarder. Quand cela arrive, je m’arrange pour ne pas être là, si bien qu’ensuite, quand ils me voient, ils n’osent pas m’en parler. I., je crois, ne comprend pas ma fuite. Je ne suis pas sûr de comprendre non plus.
(Épisode suivant: Νεκυία #11)
(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)
Image en Une: Margaret Neiman portant un masque dessiné par Man Ray (1945) – © Man Ray Trust / Adagp, Paris – Centre Pompidou
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