(Épisode précédent: Νεκυία #8)
« Et la mer anfractueuse du songe,
à grands éclats de verre noir, comme de lave vitrifiée,
cède au ciseau ses cubes, ses trièdres! »
Saint-John Perse
8. Cryptomnésie
Irina avait été tentée par la fuite.
Elle venait d’être, brutalement, extirpée du temps glacé où la mort de B. l’avait saisie. De nouveau, inattendu, l’événement avait surgi.
Après avoir écrit son rapport falsifié, elle était sortie, en courant, presque, de la petite pièce. Elle avait erré quelque temps dans les couloirs de l’Onirothèque. Elle n’y avait croisé que des ombres sans visage. Elle ne reconnaissait plus personne.
Elle s’inquiétait des caméras, disséminées, à intervalles réguliers, sur les murs ; elle n’osait les regarder ; elle craignait d’attirer la suspicion dissimulée de tous ces yeux anonymes qui l’observaient. Elle marchait le visage impassible. Au prix de grands efforts, elle gardait l’allure cadencée et déterminée de celle qui sait où elle va. Elle ne savait pas.
Elle tournait au hasard, appelait un ascenseur, attendait, saluait ses occupants, descendait un étage, et reprenait son errance dans de nouveaux couloirs, exactement identiques aux précédents, peuplés des mêmes ombres.
Après quelques détours, elle appelait un autre ascenseur, attendait, saluait, montait deux étages.
Elle ne savait combien de fois elle accomplit ce rituel insensé.
Bientôt, les petits yeux rouges insidieux et sans âme qui grouillaient sur les murs blancs et nus remarqueraient ses déambulations chaotiques. Elle serait prise dans la toile du monstre métallique aux mille regards. Elle ne serait plus pour lui une ombre insignifiante ; on la distinguerait ; on l’emmènerait ; on l’interrogerait. Qu’adviendrait-il alors ?
Elle devait trouver un but, n’importe lequel.
Machinalement, elle descendit jusqu’au sous-sol, où se trouvait le dortoir des Rêveurs. L’idée qu’on la laisserait voir Ivan, l’idée même qu’on la laisserait entrer, était absurde. Elle descendit malgré tout.
Elle ne vit personne. Jamais, les Rêveurs n’étaient laissés seuls, sans surveillance. Sans doute, quelque chose d’extraordinaire avait lieu.
Irina était le dépositaire de la parole intime des Rêveurs, elle passait ses journées à plonger le regard dans les abîmes de leur esprit, et elle ne savait rien de leur vie.
Elle resta un moment à regarder la porte fermée du dortoir. Bien sûr, elle hésitait. Bien sûr, son corps lui intimait douloureusement de quitter ce lieu.
Elle ouvrit. C’était un long couloir, éclairé de néons aveuglants, qui s’enfonçait jusque dans les profondeurs de la Terre. De chaque côté, les portes des cellules des Rêveurs étaient toutes ouvertes. Irina n’était jamais venue dans le dortoir, mais elle en connaissait les règles inflexibles. La porte de la cellule d’un Rêveur ne s’ouvrait que pour deux occasions bien précises : ou bien pour l’emmener dans la Chambre du Silence, ou bien pour l’emmener dans la petite pièce de son Oniropole. Le reste du temps, le Rêveur restait reclus.
Elle avança à pas prudents. Curieusement, elle n’aperçut aucune caméra, ce qui l’inquiéta, comme si cette absence signifiait que s’exerçait en ce lieu une surveillance plus absolue, surnaturelle. En passant devant les premières cellules, elle vit que leurs occupants étaient assis ou allongés sur leur lit et regardaient un écran qui remplaçait le mur face à la porte. L’écran, parfaitement noir, reflétait les visages des Rêveurs ; ils attendaient quelque chose.
Irina fut frappée du profond silence. Aucune parole, aucun rire, pas même un cri. Chacun attendait en ignorant la présence des autres. Elle s’arrêta devant la cellule d’une jeune Rêveuse qu’elle connaissait. Elle allait lui parler quand l’écran, soudain, s’alluma. Irina s’approcha pour mieux voir. Elle était sur le seuil, juste derrière l’épaule de la jeune femme, étendue sur son lit. La Rêveuse gardait les yeux fixés sur l’écran; si elle avait senti la présence d’Irina, elle n’en fit rien savoir.
Irina ne comprit pas d’abord ce qu’elle voyait. Un homme, entièrement nu, se tenait debout, de dos, au milieu d’une vaste pièce, tandis qu’un autre tournait autour de lui et semblait lui murmurer quelque chose à l’oreille. Elle se retourna et vit la même scène sur l’écran de la cellule ouverte derrière elle. Elle s’étonna de n’entendre aucun son ; en se penchant légèrement, elle vit que la jeune Rêveuse portait un casque. Elle était à présent tout près de son visage, dont elle ne voyait que le profil se dessiner sur le mur blanc. Le visage n’exprimait rien ; Irina vit une larme solitaire couler lentement, en silence, sur la joue de la jeune femme.
Elle recula un peu vivement, comme si elle venait de violer un secret, une intimité enfouie qui avait débordé un instant, un éclair d’émotion vite réprimée. Elle se tourna de nouveau vers l’écran. L’homme nu avait la lèvre en sang. L’autre, manifestement, venait de le frapper avec violence. Elle le voyait maintenant qui posait les mains sur les épaules du premier homme, puis caressait, avec sur le visage une jouissance où un érotisme abject se mêlait à l’horreur, le corps nu qu’il avait disposé là, objet de son pouvoir absolu.
Irina, regardait, le visage muet. Elle sentait se soulever en elle quelque chose d’inédit, encore en attente de révélation.
Sur l’écran, l’homme nu restait seul, dans la vaste pièce. L’autre était parti, mais lui restait immobile. Irina distingua sur les quatre murs blancs quatre regards rouges et borgnes. Elle regarda le dos de l’homme abandonné se redresser soudain, puis tout son corps se gonfler d’un cri terrible, qui résonna, muet et assourdissant, dans le silence du dortoir. Irina, alors, reconnut Ivan.
Elle posa la main sur son visage et s’aperçut qu’elle pleurait. Elle regarda une dernière fois la jeune Rêveuse, dont les yeux fixés sur l’écran ne semblaient plus rien voir ; elle aurait voulu la toucher, doucement, mais une pudeur sacrée la retint et elle se détourna, puis s’enfonça dans les profondeurs du couloir. Partout, elle voyait, reproduite à l’infini, livrée au regard de chaque Rêveur, la même scène, Ivan, seul, nu, abandonné, debout.
*
Irina marcha longtemps. Elle avait quitté maintenant le dortoir des Rêveurs. On n’entendait plus rien, que l’écho de ses pas qui résonnaient contre la dalle dure. Des murs en pierre taillée avaient remplacé les cellules ; elle y posa la main un instant, pour sentir leur puissance minérale. La pierre était froide, et pourtant, le cœur profond de la Terre y battait. Irina reprit son exploration. Les néons avaient disparu. Le tunnel dans lequel elle s’enfonçait n’était plus éclairé que par de petites lumières glauques, dispersées aléatoirement sur les murs et le plafond, qui donnaient à l’ensemble une allure féerique. L’effet était simple et spectaculaire ; Irina en fut impressionnée. Depuis un moment déjà le tunnel n’était plus en ligne droite, mais suivait des circonvolutions complexes qui la désorientaient complètement. Il traçait des volutes en dentelle à même la Terre.
Elle déboucha enfin sur un large escalier en colimaçon creusé contre la paroi. Elle descendit. Elle avait abandonné toute prudence et ne s’étonnait plus que le lieu fût absolument désert. Elle était seule avec la pierre, avec la Terre, et se laissait envelopper de leur tendre étreinte. Elle savait ce qui l’attendait en bas, et elle se sentait en paix avec le monde, pour la première fois peut-être. Un oubli fécond la gagnait, tissé de tous ses souvenirs cristallisés.
Alors qu’il lui restait quelques marches à descendre, elle aperçut qu’on avait gravé une petite inscription sur le mur, presque au niveau du sol. Le tracé en était maladroit ; on avait dû procéder à la va-vite. Sans doute, même, le Rêveur qui avait laissé ce vestige s’y était-il attelé à plusieurs reprises, profitant de quelques minutes d’inattention inespérée chez ses gardiens. Pourquoi prendre un tel risque, répété, pour quelques mots que personne, peut-être, ne verrait jamais ? Irina, pourtant, pensait le comprendre. L’inscription, patiemment creusée, se confondait presque avec la pierre, mais une fois qu’on l’avait aperçue, on ne pouvait se méprendre : une parole minérale s’adressait à celui qui regardait, depuis cette écriture en soubresauts, comme d’un enfant qui apprend à dessiner des mots. Elle n’avait, cette parole, rien de puéril, et l’on sentait, diffuse, toute la tragique ironie du Rêveur qui avait obéi à la nécessité de dire.
Irina s’approcha et déchiffra en passant le doigt sur les creux que l’autre avait tracés :
« Le tunnel vers Agartha »
Irina se demandait ce que pouvait éprouver le Rêveur qu’on amenait, drogué, en ce lieu pour la première fois. Ivan lui avait raconté son expérience, mais de son initiation à la Chambre du Silence il n’avait jamais rien dit. Il n’avait jamais rien dit de cette plongée originelle dans l’irréel au cœur du monde. Quelle vérité de la vie vous saisissait là ?
Irina se trouvait devant l’énigme. Elle avait sous les yeux un cube qui dégageait, sous une large voûte rocheuse accidentée, une lumière lunaire. Il semblait relié à la nuit souterraine par une multitude de petits cordons invisibles et, à travers eux, se nourrir de l’obscurité, qu’il renvoyait métamorphosée en cette lueur spectrale où les ténèbres persistaient. L’essence de nuit était contenue pétrifiée dans le cube. Le cube était de la nuit vitrifiée, qui brillait.
Le cube, se dit Irina, ne semblait pas appartenir au monde. Elle le vit comme suspendu, se détacher sur le fond minéral de la grotte naturelle où l’escalier l’avait menée. Des hommes pourtant l’avait conçu, puis construit. Mais ne leur avait-il pas échappé, pour devenir cette sentinelle d’une puissance étrangère, invisible, inconnue, qui attendait peut-être de révéler son secret, une fois qu’elle aurait dévoré son compte de Rêveurs sacrifiés ?
Irina s’approcha enfin. Elle fit le tour de la Chambre du Silence, lentement, attentive au moindre signe qu’une inadvertance aurait laissé sur sa paroi, dont l’uniformité parfaite lui paraissait surnaturelle. Quel matériau avait-on utilisé pour engendrer cette figure exacte et impossible, qu’aucune scorie n’altérait ? C’était comme si le cube était sorti tel quel, tout entier, de la matière même ; comme s’il avait émergé à l’existence, produit d’une incantation monstrueuse, infernale ; comme si la Terre elle-même l’avait craché là, corps étranger à la pureté de sa nature, et qui la menaçait de l’intérieur.
Irina n’osait encore le toucher.
Elle ne vit aucune porte, aucune ouverture d’aucune sorte. Sans doute un mécanisme subtil révélait-il l’entrée pour les Rêveurs. Elle regarda autour d’elle mais, à part le cube, la grotte semblait vide de toute trace humaine. Il lui faudrait explorer plus minutieusement pour en être sûre.
Plus elle s’approchait du cube, plus sa matière se dérobait à son regard. Finalement, à force d’attention douloureuse, elle découvrit sur la face à l’opposé de l’escalier, en hauteur et difficile d’accès, une infime cicatrice. Elle crut d’abord qu’elle l’avait imaginée, mais non, il y avait bien, perdue au milieu de cet océan uniforme, une minuscule altération. Une fois qu’on l’avait aperçue, on ne voyait plus qu’elle, l’imperfection à laquelle l’esprit, enfin, pouvait s’accrocher.
(Épisode suivant: Νεκυία #10)
(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)
Illustration en Une: Utagawa Kuniyoshi, La maison des monstres du Hyakumonogatari Kaidankai
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