« S’en aller! s’en aller! Parole de vivant! »
Saint-John Perse
Prologue
Tout avait commencé avec les morts.
Et elle pensait au sien, celui qui, voulait-elle, lui revenait, si intimement. Celui dont le deuil la rongeait de l’intérieur, la portait aussi, perdue dans sa nuit nouvelle.
Les autres, elle les voyait partout. Lui seul, son mort, manquait. Il échouait seul en elle, et toujours.
Elle avait attendu longtemps avant de prendre sa décision, qui devait être définitive. Elle faisait partie des derniers à refuser – surtout dans ces circonstances. Puis ce fut, le moment venu, une telle évidence, elle n’aurait su dire pourquoi.
Elle avait laissé le manque creuser toujours plus profond, sans répit, sans rémission, sans retour. Son être, lui semblait-il, ne cicatriserait plus. Et le temps inexorable la marquait de son ambivalence. Elle avançait malgré elle.
Elle avançait dans un effondrement permanent. Elle vivait – un champ de ruine. Elle était enceinte de sa douleur, et ne savait de quel monstre elle accoucherait. Son esprit restait prisonnier de cette énigme, qui avait désormais sur sa vie une force de signification, exceptionnelle et destructrice. Le point de vue de l’éternité – voilà ce qu’elle partagerait avec bien peu, se disait-elle mélancolique.
*
Le plus étrange avait été sans doute la disparition progressive des cimetières. Les rares qui choisissaient encore d’enterrer leurs morts le faisaient en des lieux souterrains, dont on se transmettait le secret d’initié en initié. Non que ce fût interdit, mais ils préféraient se cacher, préserver la délicate intimité de l’adieu définitif. Choisir la mort était devenu une revendication que plus personne n’entendait.
Les autres, ceux qui restaient, étaient soigneusement anéantis. Ils n’étaient plus réduits en poussière. Ils disparaissaient. Ils devaient disparaître, pour que puisse persister ce semblant d’être qui consolait artificiellement les vivants, en se moquant de leur douleur, sans qu’ils le sachent. Il ne restait plus une trace de chair, plus rien à caresser, plus rien à étreindre. Et l’homme pensait avoir atteint là sa finalité dernière, cette spiritualité pure, cet idéal d’une conscience si supérieure que la mort lui était une insulte.
Les morts étaient autant de miroirs d’eux-mêmes, de ce qu’ils avaient été – plutôt de ce qu’on avait retenu de leur vie, pas grand chose. Une multitude de souvenirs amnésiques.
Ces autres, ceux qui restaient, ces esprits, ces rémanences, on ne savait comment les nommer ni quelle place leur donner. Entités aberrantes qui menaçaient de devenir bientôt plus nombreuses que les vivants. On avait mis longtemps à comprendre que, loin de réconcilier avec l’idée de mourir, ils la rappelaient sans cesse ; loin de consoler de la disparition, ils préservaient à vif sa douleur. On n’avait pas, comme on le croyait, enfin touché à l’immortalité, on avait tissé la mort à même la vie, sans plus entendre les préventions des sagesses ancestrales, qui voulaient que les morts, jamais, ne se mêlent aux vivants. On avait, imprudemment, consacré l’inconsolable.
*
Elle se souvenait, et elle avait choisi d’enterrer son mort. Elle avait longtemps cherché le lieu où s’accomplirait sa dernière tendresse, puis elle l’avait enterré, seule. Il neigeait ce jour-là. Il avait neigé toute la nuit. Elle n’avait pas dormi. Elle avait regardé, écouté ce calme apaisant qui gagnait les ténèbres. Au petit jour, très gris autour de la neige très claire, elle avait sombré quelques instants. Elle avait rêvé du mort.
– Tu es mort.
– Oui.
– Comment est-ce ?
– C’est la nuit.
– Oui. Et tu n’y rêves plus.
– Non.
– Es-tu triste ?
– Oui.
– Pourquoi es-tu venu ?
– Pour te regarder.
– Et me vois-tu ?
– Si mal.
– Pourquoi t’es-tu sacrifié ?
– Je ne suis pas un martyr. Juste un hasard malheureux.
– Il m’est difficile de l’accepter.
– Je sais.
– Une vision a précédé ton absence. Le savais-tu ?
– Non. Quelle était-elle ?
– Je n’y avais pas vraiment pris garde sur le coup. Elle était étrange pourtant. Et puis elle est revenue, quand…
– Oui.
Tous deux, pris au cœur du rêve, avaient dans la voix une tendresse de plus en plus intime qui rendait leurs timbres si proches.
– Raconte-moi ta vision.
– Un labyrinthe dans la nuit… Un lieu paradoxal, à la fois tourmenté et à la géométrie très élaborée. Comme un mandala dévoyé par une puissance destructrice et incontrôlable. Quelque ordre se cachait dans cet espace ouvert et clos, mais devenu insaisissable.
– Tu étais dans le labyrinthe ? Perdue ?
– Non. C’est toi que je voyais enfermé dans cet infini. Tu avançais sans pouvoir trouver ton chemin. Je t’appelais mais tu ne m’entendais pas. Enfin tu es arrivé à une impasse. Tu t’es immobilisé face au mur, comme paralysé, comme si tu ne pouvais plus revenir en arrière.
– Et ensuite ?
– Ma vision s’est arrêtée sur cette image.
Elle s’était réveillée. Si cela avait été un rêve, elle s’était réveillée. Elle ne savait plus très bien, ses nuits étaient devenues trop chaotiques. Finalement elle contenait son ombre. A l’intérieur d’elle-même se jouait finalement le mensonge d’immortalité, la présence absente qui pouvait la dévorer. Et qu’elle ne pouvait pas même voir, qu’en se retournant, contorsion monstrueuse, sur le point extrême douloureux. Elle se souvenait alors du cannibalisme ancien, où le corps du vivant devient le tombeau du mort aimé. Etait-elle si différente ? Et était-elle si différente de ceux qui n’enterraient plus, refusaient de reconnaître la disparition à jamais incompréhensible ?
Le mort saisit le vif, disait un droit ancien plein de sagesse.
Elle avait de lui des souvenirs, des souvenirs qui lui appartenaient et qui n’avaient rien à faire avec elle. Des souvenirs de ce qu’il avait vécu, autrefois, sans elle. Elle avait de lui des souvenirs qui n’auraient pas dû être là. Comme si, au moment de la mort, sa mémoire était entrée en elle, et lui revenait depuis, par instants fugaces. Elle était désormais une rémanence vivante de ce qu’il avait été.
Par ton corps, lui disait-il – ou était-ce elle ? – je voyage.
Ainsi son espace intérieur, comme celui qui l’entourait, s’était peu à peu compliqué d’images fantômes et donnait l’illusion, en plus de l’immortalité, de l’infini. Elle était devenue le labyrinthe de sa vision. Aveugle, elle écoutait l’espace pour comprendre sa forme et sa structure. Et elle cherchait, depuis, la loi insaisissable qui aurait donné sens à l’événement. Elle savait que plus la musique était belle, plus la topologie était complexe ; plus grand le risque de se perdre. L’espace-temps en elle s’était infléchi. Et il ne se reflétait pas avec celui au-dehors. Elle était asymétrique. Deux vies s’étaient rejointes un instant, pour être brusquement arrachées de leurs racines mêmes. Le temps pour lui s’était arrêté, et le temps continuait en elle, avec la persévérance implacable de l’être qui veut continuer de vivre, même rendu exsangue par la douleur sanglante.
Elle s’était réveillée et une question lui restait, qu’elle n’avait pas eu le temps de dire, qu’il n’avait pas eu le temps d’entendre. Le rêve, si c’était un rêve, s’était refermé sur lui-même. Elle voulait savoir, elle voulait savoir l’instant où il avait compris qu’il allait mourir. Elle voulait savoir, revenir là, et le consoler. Conjurer la solitude. Et puis, elle ne se l’avouait pas, mais elle aurait voulu voir son visage, être son témoin, quand, en s’éteignant, il change le cours du monde.
Elle s’était réveillée, et elle s’était préparée pour enterrer son mort, achever enfin sa disparition. Il n’y avait plus de cérémonie pour la mort, et chacun faisait comme il pouvait. Elle avait suivi le cercueil en sa procession solitaire, accompagnée de deux fossoyeurs intermittents et taciturnes qu’il avait fallu soudoyer pour creuser la tombe. Des fragments de paroles échangées autrefois avaient refait surface. Funèbre oraison disparate, improvisée ; répons muet du vivant pour un apaisement impossible.
« Je t’interroge, plénitude !
Et c’est un tel mutisme… »
Saint-John Perse
En regardant le cercueil encore découvert, déjà au fond de la terre sombre, elle se demandait pour qui, désormais, elle laisserait une telle douleur.
Le monde ne lui parlait plus. Le langage, lentement, l’avait abandonnée, sur une rive silencieuse qu’un soleil noir glaçait.
Elle partit sans se retourner, écoutant seulement tomber, lourdes et maladroites, les poignées de terre sur le bois épais.
(Épisode suivant: Νεκυία #2)
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νεκυία / nekuia : sacrifice pour l’évocation des morts. C’est aussi le titre qu’on donne au chant 11 de l’Odyssée, quand Ulysse voyage jusqu’aux enfers pour interroger le devin Tirésias.
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