(Épisode précédent: Νεκυία #1)
« Et toi qui sais, Songe incrié et moi, cri, qui ne sais pas,
que faisons-nous d’autre, sur ces bords,
que disposer ensemble nos pièges pour la nuit? »
Saint-John Perse
1. Νεκυία
Journal de *
Cette nuit j’ai fait un rêve étrange. Je ne le raconterai pas à I[rina]. Elle lui trouverait une texture prémonitoire qui nous inquiéterait tous les deux. Ou elle se moquerait de moi et de mes superstitions. Elle a de ces contradictions. Un jour elle est d’accord avec les Grecs des temps les plus archaïques, le lendemain elle est la reine de la rationalité. Fille métisse d’Homère et de Platon !
Il faut que je l’écrive pourtant, tenter d’en saisir quelque chose. Je me demande ce que donnerait une photographie de ce rêve. Ou même tout un reportage. Comme on faisait autrefois, quand on ramenait des instantanés de scènes de guerre, à la recherche de l’icône parfaite qui ferait frémir l’homme libre d’un plaisir ambigu. On avait alors le sens de l’esthétique du massacre et de la douleur. On ne craignait pas encore la brutalité du réel. Comme les Grecs tiens, encore eux. Ils savaient chanter l’horreur… Ils la rendaient si belle sans jamais en ternir la terreur abominable. Ils savaient la faire vivre et la garder à distance. J’imagine qu’ils avaient l’impression ainsi de ne plus être tout à fait les victimes de la τύχη (I. m’a appris ce mot, elle prétend qu’il est intraduisible, que notre langue est inaccessible à un concept aussi complexe, mais j’ai mes doutes). C’était leur réponse modestement insolente aux dieux qui prétendaient les soumettre. J’aime quand I. me lit les Tragiques dans leur langue. Eschyle surtout. Je ne comprends rien, mais je suis transporté. C’est peut-être seulement mon amour pour sa voix. Mais je me dis qu’il y a aussi dans cette langue une force qui dépasse mon ignorance. La poésie tragique produit des images qui semblent se cristalliser et s’incarner directement dans le cerveau. Finalement Eschyle a réalisé mon rêve de photographe il y a deux mille cinq cents ans, et je devrais enfin admettre que je n’ai plus rien à inventer, que ce n’est plus la peine de chercher, que j’étais vaincu longtemps avant d’avoir saisi ma première image.
Voilà encore des délires qui amuseraient I. J’aime l’entendre rire… Je ne lui raconterai pas mon rêve.
Je suis dans un hall ancien – d’un hôtel? Une bibliothèque ? Une gare ? Un théâtre ? C’est le soir, ou la nuit. Je ne suis d’abord que spectateur, comme à l’extérieur du rêve, qui se jouerait devant moi, comme si mon esprit s’attardait encore dans les limbes, entre veille et sommeil. Plus tard, j’entrerai dans le drame. Si je pouvais revenir en arrière, je me préviendrais de n’en rien faire. Il y a dans ce hall une femme. Elle est à la fois connue et invisible. Cette femme a le pouvoir étonnant de faire agir les personnes rassemblées comme elle le désire. Je ne sais pas si son pouvoir est lié à ce lieu précisément, mais je crois qu’il y a là une énergie singulière qui lui permet du moins d’en concentrer la puissance. La femme commence par faire dire à chacun des horreurs sur les autres. Je ressens leur malaise en même temps que sa domination implacable, à elle. Certains rient. D’autres sont pris d’un sérieux douloureux. Je les regarde. Je voudrais prendre dans mes bras ceux que ce jeu cruel rend tristes ; je regarde leurs larmes sans faire un mouvement.
Je ne suis plus dans le hall. Je suis dans la rue et je regarde depuis l’extérieur, à travers une porte vitrée. En baissant la tête, je découvre qu’on a peint deux fois en blanc sur le sol, de chaque côté de la porte, ces mots, avec toute la froideur soignée d’une signalétique : « Die here ». Je suis à la fois amusé et terrifié. J’entre – comme pour la première fois, tout à l’heure, j’étais là sans être là, tout à l’heure j’étais le rêveur tout-puissant. Un jeune garçon me bouscule au moment où je passe la porte. L’un des deux signes lui est destiné, il le sait ; il s’enfuit affolé ; c’est inutile, je le sais. Et je sais que l’autre signe est pour moi, qui m’enjoint de mourir, là. Je trouve la situation absurde, je me sens même présomptueux, de penser que la mort m’a choisi, seul au milieu de cette foule. Et pourtant je sais.
A l’intérieur, je me dirige vers une femme qui se tient derrière un guichet très élevé, tout au fond du hall. Je dois me tordre le cou pour voir son visage, qui m’apparaît déformé. Je la connais et je ne la connais pas. Elle me demande ce que je viens faire là. Je pourrais lui retourner la question : pourquoi suis-je entré au lieu de m’enfuir comme le garçon ? Mais je lui dis d’aller voir les signes. Elle descend, lentement, de son piédestal et s’approche de la porte – sa traversée me semble interminable. Je l’observe : elle reste debout quelques instants, tournée vers la rue, les yeux dans le vide ; elle revient sans avoir regardé. Je lui demande, ou j’affirme: « Vous avez peur. » Elle n’a pas le temps de me répondre ; l’espace s’est soudain contracté ; je sens une présence dans mon dos ; je me retourne ; derrière la vitre, un très vieil homme ; c’est le jeune garçon de tout à l’heure, je reconnais son visage. Le voici désormais au bord de la mort. Je vois sans l’entendre qu’il prononce des incantations en tendant les bras vers moi. Je veux qu’il se taise, mais la vitre, fine et fragile, est entre nous une muraille infranchissable. Je prends tour à tour un air furieux et moqueur. Il est intarissable. Il doit voir quelque chose qui le terrorise, son visage se tord affreusement. Quelque chose enfoui en lui, ou quelque chose derrière moi ? Est-ce pour moi qu’il prie ? Est-ce pour moi qu’il invoque la magie protectrice de ses dieux ? J’ai envie de le croire. Je me sens subitement envahi d’une immense tristesse. Je pose enfin la main sur la vitre qui nous sépare. Je veux lui offrir un regard plein d’amour fraternel, mais il recule, son visage est le masque tragique de la terreur. Il disparaît dans la nuit – c’est un très lent fondu vers le noir.
Mais le rêve n’en a pas fini avec moi. Je me retourne encore. Dans le hall, qui cette fois a la forme précise d’une bibliothèque immense d’où l’on aurait retiré tous les livres, une jeune fille s’étrangle, volontairement et involontairement, avec son écharpe bleue. Une autre jeune fille est étendue près d’elle, posture légèrement érotique, incongrue sans être indécente ; elle ne semble pas pouvoir ni vouloir l’arrêter. Je sens la présence empoisonnée de la femme invisible. Un peu plus loin, un groupe de jeunes filles restent indifférentes à la scène : elles la voient et ne la regardent pas. Autour de moi, tout le monde fait de même. Je ne bouge pas. Je suis pris dans ce mouvement d’indifférence incontrôlable, insupportable. Enfin c’est moi qu’on étrangle. C’est mon frère, derrière moi ; je ne peux pas le voir, mais je sais que c’est lui. Il m’étrangle et ne le veut pas. Je sens la pression ambivalente de ses mains sur mon cou en même temps que je perds ma respiration, lentement. Je veux crier mais ma voix, déjà, n’existe plus. Je me réveille au moment où je décide de m’abandonner à l’étreinte mortelle.
*
Que dirait I. de ce rêve ? Je crains ses analyses parce qu’elles tombent (presque) toujours juste. Elle remarquerait forcément combien tout y est incertain et me semble clair en même temps. Les contradictions y ont leur logique, à moi seul accessible. Elle examinerait avec soin le choix du lieu. Cette salle si haute de plafond, où l’on est acteur et spectateur, où l’on vit, où l’on meurt ; gare et théâtre, où l’on passe et se rassemble. Ce vestibule où l’on s’attarde, où l’on voit sans regarder. Elle n’oublierait pas la dualité qu’elle forme avec la rue, Styx trivial. Elle dirait aussi que chaque personnage représente une part de moi-même ; je serais agacé du trouble que cette idée provoquerait en moi. Je ne veux pas être le garçon devenu vieillard ; je ne veux pas être la femme invisible ; je ne veux pas être mon frère meurtrier.
Je ne veux pas désirer mourir.
*
Il y a longtemps, j’ai fait un autre rêve qu’elle ignore. Elle était morte avant que j’aie pu lui dire tout ce que je devais lui dire. Elle pourrait m’aider à comprendre pourquoi la mort hante mes nuits, mais de cela je ne lui parle pas. A la place, je tiens ce journal.
(Épisode suivant: Νεκυία #3)
(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)
2 commentaires sur “Νεκυία #2”