Νεκυία #3

(Épisode précédent: Νεκυία #2)

« Le dormeur est un aliéné qui se croit mort. »

Michel Tournier

2. La Chambre du Silence

Les Rêveurs entre eux l’appelaient l’antichambre du rêve. Pour les autres, elle était un gros cube parfaitement hermétique, dans lequel on ne pénétrait pas, et qui fascinait. Mais pour eux, elle était devenue un lieu, très reculé, très secret, de leur conscience, différent pour chacun. Un lieu qui contenait le noyau même de leur être. Chaque Rêveur le ressentait ; aucun n’en parlait. 

La Chambre du Silence était un caisson de décompression du monde. Elle était leur horizon des événements. Au-delà, personne ne savait ce qui se passait, personne ne pouvait les atteindre, et le temps s’arrêtait. Eux-mêmes n’en avaient qu’une sensation incertaine, qu’ils auraient été incapables de formuler clairement, et qui disparaissait bien souvent, lorsqu’ils revenaient. Jamais complètement, mais suffisamment pour qu’elle leur échappe. On les avait interrogés, on avait été curieux de savoir, surtout au début, quand tout était encore tellement nouveau, tellement révolutionnaire. Aucun n’avait su dire ce qu’il avait éprouvé ; certains avaient essayé, mais l’expérience était trop radicale et leurs mots étaient restés incompréhensibles, épars, comme si aucune phrase ne pouvait les recevoir ; ils n’avaient pas été entendus. On était déçu, et on s’était lassé de demander.

Ce qui se passait dans l’antichambre du rêve ne se disait pas. Seuls les Oniropoles en avaient quelque idée, les meilleurs surtout, ceux qui savaient vraiment écouter, ceux qui voulaient vraiment entendre. Et la loi contraignait les Oniropoles au secret.

On racontait qu’un jour un photographe s’était mis en tête de prendre des images des Rêveurs dans la Chambre du Silence. Il voulait voir, il voulait saisir leur visage, persuadé que leur expression ne ressemblait à rien de ce qu’on connaissait ; ce qui était possible, mais peu probable. On savait à quoi ressemblait un visage endormi ; on connaissait le visage d’un homme qui souffre et le visage d’un homme qui jouit ; on savait à quoi ressemblait le visage d’un mort. Personne n’avait vu le visage d’un Rêveur dans l’antichambre du rêve. Il n’y avait là ni miroir ni caméra. Le reflet est une distraction. Le photographe avait imaginé un dispositif sophistiqué qui permettait le déclenchement automatique, à intervalles réguliers, de ses appareils, sans affecter la décompression du Rêveur. On s’était inquiété de ce que le résultat pourrait éveiller chez le public, puis on avait autorisé l’expérience. De toutes façons, plus personne ne s’intéressait à la photographie. Et on n’avait rien dit aux Rêveurs, bien entendu.

La publication, d’abord confidentielle, des photographies, avait provoqué une sorte de scandale. Ivan avait un souvenir très vague de cet épisode, il était encore petit à l’époque. Et il n’avait depuis jamais trouvé trace de ce travail, ni d’ailleurs du photographe. Il aurait bien voulu voir, pourtant. Ces images, la seule idée de leur existence, exerçaient sur lui une étrange et puissante attraction. Peut-être même était-ce cette œuvre qu’il avait tant imaginée et n’avait jamais vue qui avait fait de lui un Rêveur. Ivan comprenait que le photographe n’avait pas pu choisir le moment de saisir ses images, aussi questionnait-il la nature des photographies. Pouvaient-elles être appelées « œuvres d’art » quand aucun regard ne les commandait plus ? C’était pour lui des questions anciennes et importantes, mais qui dans son monde n’avaient plus beaucoup de sens. 

*

Avant d’entrer dans la Chambre du Silence, Ivan écoutait toujours la musique qui correspondait le mieux à son état d’esprit. Il avait besoin, au-delà des drogues qu’on leur donnait, de pouvoir choisir comment il entrerait en lui-même. Il aimait l’antichambre du rêve, plus sans doute que ses camarades, qu’elle angoissait souvent, mais il craignait de s’y perdre, de s’y évanouir tout entier et de ne plus retrouver le chemin du retour. C’était un lieu où il était impossible d’échapper à la fureur de l’existence, à la terreur d’être vivant ; plus rien, le monde tu, ne venait protéger contre sa propre intériorité. La décompression durait au moins une heure, parfois beaucoup plus. Il arrivait que les Rêveurs terrorisés hurlent pour qu’on les laisse sortir, mais une fois entrés dans la Chambre du Silence, personne ne pouvait plus les entendre, on devenait muet au monde. Ils devaient rester et trouver seuls la force de se calmer. C’était la règle. Il fallait se préparer à cette confrontation radicale. Ivan écoutait de la musique. Il devait bien la choisir, pour que son souvenir puisse l’accompagner ensuite dans le silence, sans le distraire. Elle devait pouvoir révéler l’idiosyncrasie de son être, qui résonnerait ensuite à travers ce néant de toutes choses qui allait l’envelopper. On aurait bien voulu lui interdire la musique, mais Ivan savait que son rituel était ce qui faisait de lui un grand Rêveur. Tant qu’il produisait, on le laissait tranquille.

Ce jour-là, Ivan écoutait une sonate de Schubert. 

D959.

Cela résonnait comme un chiffre dont il n’avait pas la clef.

Il écoutait et repensait aux photographies. Plutôt, il pensait au photographe, à son désir de le connaître. Quelque chose dans cette joie de vivre désespérée lui rappelait cet homme, le rapprochait de cet homme. Ivan était conscient de l’absurdité de ce qu’il éprouvait. C’était brutal et c’était vrai. Plus vrai, lui semblait-il, que tout ce qu’il avait pu éprouver jusqu’alors. La musique soudain les contenait tous deux, les invitait à danser, maladroits, tristes et beaux. Ivan écoutait et souriait à son fantôme. 

Il ne savait rien de celui, ou celle, qui avait photographié le visage des Rêveurs. Il ne pouvait plus même être sûr de son existence. Il se souvenait du scandale. Il se souvenait d’un scandale – et avait peut-être inventé tout le reste. Il savait que seuls son imaginaire érotique et son désir interdit donnaient au photographe le corps d’un homme.

La musique déchirait en lui une ouverture par laquelle l’autre passait, le pénétrait. Ivan laissait cette violation avoir lieu. Il se sentait coupable et heureux à la fois. 

Ivan n’avait jamais pensé, en devenant Rêveur, qu’il respecterait son vœu de chasteté. Le secret et le danger pimenteraient bien plutôt sa vie sexuelle, voilà ce qu’il s’était dit. Mais Ivan n’aurait jamais imaginé qu’il connaîtrait son premier véritable orgasme grâce à la musique de Schubert, en pleine préparation, transporté du désir d’être étreint par un homme dont il ignorait tout et qui peut-être n’existait pas. Ce que vivait là son corps était absurde et bouleversant. Il ne s’était jamais senti aussi incarné. Il lui semblait partager cette jouissance avec tous ceux qui, en ce même moment, jouissaient à travers le monde ; avec tous ceux qui avaient joui avant lui ; avec tous ceux qui jouiraient après lui.

Le danger était grand, et Ivan aurait dû effacer toute trace de ce qu’il venait d’éprouver avant qu’ils n’arrivent pour l’emmener dans l’antichambre du rêve. On saurait qu’il n’était pas prêt. On saurait que son rêve était contaminé. Il faudrait le purifier, pour le moins, avant de le punir. Mais Ivan ne voulait pas être purifié de la présence de l’autre.

On le laisserait entrer dans la Chambre du Silence. Son châtiment viendrait plus tard. Ivan croyait ne pas craindre la souffrance physique, mais il n’avait en réalité aucune idée de ce que serait sa punition. Il ne savait rien du rituel de purification. De cela non plus, les Rêveurs ne parlaient jamais. Pourtant, le danger le plus redoutable pour lui ne venait pas de ceux qui avaient tout pouvoir sur sa vie, sur son corps.

Ivan s’inquiétait mais ne parvenait plus à ne pas écouter. La musique semblait contenir un secret et lui suggérer un chemin dans sa quête. C’était en lui l’éclosion d’une forme qui ne lui appartenait pas, qui n’avait rien à voir avec lui, qui l’obsédait et le terrifiait. Il écouta réécouta, de plus en plus hors de lui, de moins en moins prêt. Il savait que le passage dans la Chambre du Silence en serait rendu insupportable, interminable, et il écoutait encore. Il laissa naître en lui, et l’envelopper, l’image fantôme – l’image miroir – d’un autre. Ivan sentait qu’il ne repartirait pas, chaque note l’intriquait davantage à sa propre identité. Le phénomène dont il était en train de faire l’expérience lui apparaissait merveilleux et terrible. C’était une espèce d’amour, saisi, éprouvé, dans son irrationnel le plus pur.

Le temps d’entrer dans l’antichambre du rêve, cet océan de solitude, approchait et Ivan était possédé. Il atteignait un paroxysme de dualité, comment pourrait-il supporter l’épreuve du silence ? Les drogues allaient entrer bientôt en conflit avec son hôte improvisé et il serait déchiré, seul et déchiré.

Ivan se dit qu’il ne serait pas en état de rêver. Jamais plus, peut-être. Si l’autre, comme il le pensait, restait. Cet autre étrange qui n’existait qu’en lui. Il était l’hôte d’un spectre, enfant de son imagination, de la musique – de son désir. Pourtant quelque chose en lui criait que l’autre était bien réel, et qu’il devait le chercher, et qu’il devait le trouver. 

Il les voyait approcher, du fond du couloir, depuis la porte entrouverte, juste en face de son lit. Ils venaient le chercher, et il n’était pas prêt. Il aurait dû lui en vouloir – mais comment être longtemps en querelle avec un fantôme? – et pourtant il chérissait la présence de l’autre qui allait faire des prochaines heures de sa vie un supplice.

Ils étaient à mi-chemin déjà, dans un instant ils se saisiraient de son corps hébété.

Ivan ne parlerait pas de cet épisode à Irina. C’était dangereux. Mais Ivan avait confiance en elle. Irina saurait entendre son silence.

(Épisode suivant: Νεκυία #4)

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