Νεκυία #4

(Épisode précédent: Νεκυία #3)

« Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve. Mais l’image pousse son cri. »

Saint-John Perse

3. Oniroxis

Il regardait sortir les spectateurs, et s’étonnait qu’ils fussent si nombreux à partager avec lui ce qui avait eu lieu. Quelque chose en lui se disait fièrement qu’il était parmi les premiers, malgré tout, à avoir vécu une telle expérience. Ivan K. avait toujours été un grand Rêveur. Mais ce soir, il était devenu unique. Rogokyne avait un instinct très sûr pour ces choses, et il ne se trompait jamais. K. était un grand Rêveur, mais lui, Rogokyne, était un grand Enfanteur. Il était désormais évident que ses nouvelles drogues allaient révolutionner le marché du rêve. Il se félicitait d’avoir insisté pour qu’on ne dise rien aux Rêveurs du nouveau mélange qu’on leur donnait. Leur inconscience était essentielle à l’enfantement d’un bon rêve. Elle assurait la pureté de l’oniroxis. Rogokyne le savait, et on avait fini par l’écouter. Ce soir, il pouvait regarder avec orgueil cette foule surexcitée, et admirer le charme qu’il avait créé en elle. Les spectateurs s’attardaient, par groupes, où chacun déversait son expérience d’une voix aiguë, sans écouter son voisin, incapable de retenir plus longtemps cette tension, cette émotion brute, que l’oniroxis avait soulevée en lui, jusqu’à le submerger. Rogokyne savourait cette cacophonie. Les sensations que tous avaient partagées semblaient devenues palpables, et Rogokyne croyait les voir relier entre eux, comme de doux fils argentés, les corps qui composaient cette foule. Il les voyait trembler. Il pouvait presque toucher, sentir sous la peau de sa main, le contrôle qu’il avait sur eux. Ils étaient à sa merci, leur plaisir, leur jouissance étaient à sa merci. Il les regardait, et il savait qu’ils reviendraient. Il savait qu’il avait le pouvoir de leur donner ce dont ils avaient besoin. Il avait inventé ce besoin, et lui seul pouvait le combler. Rogokyne respirait l’odeur de l’excitation qu’il avait enfantée ; il s’enivrait de la transpiration des corps qui l’entouraient. Leurs visages se confondaient dans l’expression de l’assouvissement ravi.

Enfin il s’éloigna et s’enfonça dans la nuit déserte.

On l’avait prévenu, juste avant la neuroprojection, que le rêve de K. serait contaminé. Rogokyne, qui testait ce soir-là ses nouvelles drogues et avait choisi son meilleur Rêveur pour l’occasion, avait hurlé de colère et terrorisé tous ses assistants. Il n’aurait jamais imaginé que son mélange était puissant au point de rendre exceptionnel un rêve contaminé. Du sang de magicien coulait dans ses veines. Rogokyne sourit aux ténèbres. 

K. serait châtié, c’était la règle, mais Rogokyne en avait presque le cœur brisé ; il avait, après tout, offert au monde une oniroxis comme personne n’en avait jamais vue. « Je suis un sentimental », se dit Rogokyne, et il se sentit soudain très heureux.

*

Rogokyne était un des Fondateurs et, de ce fait, intouchable. Il pouvait user de son pouvoir pour épargner à Ivan le rituel de purification. La pensée l’effleura un instant ; une part de lui se sentait reconnaissante de la grandeur de son Rêveur, presque redevable. Mais, sans doute, il n’en ferait rien. Il n’était pas comme cette populace des spectateurs qui se laissait si facilement aveugler par l’émotion d’une oniroxis, si puissante, si exceptionnelle fût-elle. Rogokyne aimait dominer, tout particulièrement les Rêveurs. Tout son travail visait à établir sur eux, sur leur corps, sur leur conscience, sur tout ce qu’ils étaient, une emprise toujours plus parfaite. Et il lui semblait ce soir que son nouveau mélange lui faisait franchir un pas décisif vers une domination absolue. Les Rêveurs, même les fortes têtes comme Ivan K., seraient enfin idéalement soumis. Il n’allait pas gâcher un tel accomplissement par un excès d’indulgence.

On lui avait dit qu’Ivan avait passé six heures dans la Chambre du Silence, avant de sombrer dans un état d’inconscience si profond qu’on l’avait cru perdu dans un coma dont il ne reviendrait plus. Les assistants avaient paniqué, quelqu’un avait supplié qu’on ouvre la porte de la Chambre. Rogokyne, inflexible, avait interdit toute rupture du protocole. Il avait foi en ses drogues. Il avait foi en son Rêveur. Finalement, le petit déclic familier du neuroprojecteur qui se met en route s’était fait entendre, enclenché par l’influx nerveux des ondes cérébrales uniques d’Ivan K. La signature du Rêveur était apparue sur l’écran. La foule qui s’impatientait avait applaudi. Rogokyne triomphait.

Il arrivait qu’on meure dans la Chambre du Silence. Toujours de « cause inconnue ». Et il y avait alors cet étrange moment de latence, pendant lequel vous étiez mort, entouré d’une foule de gens, et personne ne le savait.

Rogokyne, en marchant tard le soir dans des rues aux teintes orangées, avait la certitude qu’une telle mort n’était pas pour un Rêveur comme K.. Rogokyne ne pensait pas plus à la mort d’Ivan qu’il ne pensait à sa propre mort. Il se sentait lié à son Rêveur par un pacte énigmatique, dont il était le seul signataire, et qui lui rappelait des légendes anciennes. 

Enveloppé par la nuit, Rogokyne se sentait ce soir-là véritablement immortel. Non de cette immortalité factice de la résurrection virtuelle des Idoles. L’immortalité d’un dieu antique plutôt, à qui la vie était donnée, et la mort épargnée.

On ne ressuscitait pas les Rêveurs ; leur conscience était trop altérée. Et puis, personne ne les réclamait. Ils étaient simplement anéantis, et remplacés.

Rogokyne était arrivé jusqu’au parc. Il fut attiré par son obscurité. Il regarda nonchalamment autour de lui avant d’escalader prestement l’enceinte métallique. Tout semblait désert, mais il distinguait vaguement quelques ombres furtives qui se confondaient rapidement avec celles des arbres dès qu’il approchait. C’était les habitants de la ville souterraine, qui venaient, à la nuit tombée, goûter un peu de nature interdite. Rogokyne ne s’en souciait pas, mais s’amusait de leur timidité. Il observait du coin de l’œil ces corps sans visage, ces ombres errantes des Enfers remontées sans qu’aucune cérémonie pourtant ne les eût appelées. 

Lui, l’Enfanteur, ne craignait rien du royaume des Ombres. Jamais ces créatures, que la lumière du soleil ne caressait plus depuis longtemps, n’oseraient le toucher.

Pris d’une impulsion sensuelle, Rogokyne se mit pieds nus et marcha lentement sur l’herbe douce qui séparait les allées. Il sentait sur lui les regards envieux des ombres assemblées en silence. Il releva la tête fièrement et sourit lui-même de sa vanité un peu ridicule mais délicieuse. C’était une soirée parfaite. Son triomphe semblait devoir durer toujours. Son corps était en harmonie avec le monde. La terre accueillait sa solitude avec tendresse. Les ombres, invisibles présences, n’étaient pas de sa réalité, mais elle la complétaient, y ajoutant une dimension imperceptible et nécessaire.

Rogokyne eut le sentiment d’être arrivé au centre du parc. Il s’allongea sur l’herbe encore humide du dernier arrosage, étendit les bras. Il inspira plusieurs fois, enivré du tissu d’odeurs qui résonnaient du monde.

(Épisode suivant: Νεκυία #5)

(L’ensemble des chapitres publiés est à retrouver sur la page Romans)

Illustration en Une: Kupka, Les touches de piano. Le Lac, 1909

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