« (…) adimam tibi namque figuram
Qua tibi quaque places nostro, inportuna, marito. »
Ovide, Métamorphoses, II, 474-5
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Le corps de Callisto, parce qu’il était absolument libre sans doute, devait subir les pires violences. Violé, exposé aux regards. Maintenant défiguré.
L’incartade de Jupiter n’a finalement pas échappé à Junon, qui rongeait son frein, en attendant le moment opportun d’exercer sa vengeance. Le dieu est intouchable, et la coupable est, il va sans dire, la femme. La fureur de Junon éclate lorsque Callisto, seule après avoir été chassée par Diane du seul monde qu’elle a connu jusqu’alors, accouche d’un fils, Arcas (lequel donnera d’ailleurs son nom à la région de Grèce où a lieu toute cette histoire, l’Arcadie). La naissance d’un bâtard, c’en est trop pour la déesse matrona (et ce n’est pas un hasard, en effet, si Ovide la désigne par ce terme au vers 466, qui ouvre le récit de sa vengeance), gardienne de l’ordre social primaire symbolisé par le foyer. Arcas, l’innocent, incarne l’adultère et, en lui donnant la vie, Callisto étale aux yeux de tous l’infidélité conjugale du dieu. C’est bien ce que, comble d’injustice, lui reproche Junon:
« Scilicet hoc restabat, adultera, dixit,
Ut fecunda fores fieretque iniuria partu
Nota Iovisque mei testatum dedecus esset. »
(« Évidemment, il te restait encore, chienne, dit-elle,
à être engrossée, à devenir en accouchant une offense
connue de tous, à incarner l’ignominie incontestable de Jupiter, mon homme. »)
Ovide, Métamorphoses, II, 471-3
C’est bien de rendre visible le viol subi qui est reproché à Callisto, et qui justifiera son châtiment. Junon ne supporte pas de regarder Callisto, et de voir le crime commis par « son homme ». Il faudra donc que Callisto soit défigurée, dénaturée, dévisagée, au sens propre. Celle qui a eu le malheur de plaire au dieu devra perdre cette beauté coupable. Celle en qui le crime eut lieu devra, pour que l’ordre soit rétabli, être arrachée du monde humain, en devenir la part invisible, le point aveugle. La scène qui suit ces paroles de Junon est un exemple frappant de la violence que la femme, quand elle se fait la complice du système oppresseur parce qu’elle y a trouvé une illusion de pouvoir, impose à la femme qui le conteste. Junon promet à Callisto de lui arracher cette figure qui, dit-elle dans une formule qui rapproche de manière étonnante le violeur et sa victime, « te plaît tant, à toi et à mon mari ». Voilà bien Callisto punie, à la fin des fins, pour ce qu’elle est: une femme jouissant de son corps et n’éprouvant aucun besoin d’aucun regard pour le valider. Cette indépendance heureuse de sa présence au monde a attiré sur elle, comme la foudre, le désir insatiable du dieu et lui vaut à présent châtiment – la boucle est bouclée. Un double « crime », un double châtiment, une aliénation radicale pour avoir osé être radicalement libre.
Ce n’est pas en vain que Junon annonce une punition. Elle saisit la jeune femme par les cheveux et la jette à terre; l’autre tend vers son bourreau des bras suppliants qui se transforment soudain en pattes velues. La main, signe de son humanité bientôt perdue, se courbe et oublie son office pour devenir pied. Le visage, parce qu’il est si beau, doit s’allonger en gueule monstrueuse pour ne plus être reconnu. Dernière touche à ce châtiment subtilement cruel: Junon refuse à Callisto tout droit à la supplication et lui ôte, de ce fait, le pouvoir de la parole:
Neve preces animos et verba precantia flectant,
Posse loqui eripitur; vox iracunda minaxque
Plenaque terroris rauco de gutture fertur.
(Pour que ses prières et ses supplications ne fléchissent aucun cœur,
le pouvoir de parler lui est arraché ; c’est une voix furieuse, menaçante,
pleine de terreur qui s’échappe de sa gorge rauque.)
Ovide, Métamorphoses, II, 482-4
La persistance des verbes au passif (eripitur, fertur) indique combien Callisto, autrefois maîtresse de son destin, n’est plus qu’un jouet entre les mains des gardiens d’un ordre que sa seule existence, semble-t-il, menaçait. Et il ne manquerait plus que la jeune femme puisse aller se plaindre de son sort et susciter la compassion des cœurs tendres. Sa voix, cet organe par lequel on se manifeste à l’autre dans sa singularité, lui est devenue à elle-même étrangère et elle ne sait qu’en faire. Elle est désormais condamnée à n’exprimer, malgré elle, que menaces et terreur: comment, dans ces conditions, dire et faire entendre ce qu’elle a vécu? Comment dire seulement ce qu’elle est? Le sait-elle encore, d’ailleurs? L’expression latine « plena terroris » (« pleine de terreur », v. 484) est équivoque et annonce par son ambivalence la rupture existentielle: à la fois terrifiante et terrorisée de s’entendre elle-même. Callisto, femme devenue ourse, a conservé son esprit de femme. Intériorité humaine prisonnière d’une extériorité sauvage étrangère. Junon a déchiré le tissu complexe et intime où l’esprit s’imbrique au corps.
On a vu Callisto, après le viol, exilée de son êthos de nymphe chasseresse. Callisto ourse ne sait plus maintenant habiter le monde. Le châtiment infligé par Junon parachève finalement, réalise l’exil du corps que le viol avait provoqué. Et en effet, c’est dès l’instant où elle fut pénétrée de force par Jupiter que Callisto se vit privée de parole: Jupiter, écrivait Ovide au début du récit, « entrave de son étreinte » (v. 433) la jeune nymphe alors que, croyant répondre à Diane, elle s’apprête à raconter sa journée de chasse. À présent que son triste récit touche à sa fin, elle veut hurler sa peine, elle veut hurler l’injustice que, écrit encore Ovide, si elle ne peut plus la dire, elle peut toujours sentir et comprendre.
Assiduoque suo gemitu testata dolores
Qualescumque manus ad caelum et sidera tollit
Ingratumque Iovem, nequeat cum dicere, sentit.
(et, témoignant de ses souffrances par un gémissement incessant,
elle lève au ciel, vers les étoiles, ce qui lui tient lieu de mains :
elle comprend, bien qu’elle ne puisse plus le dire, l’ingratitude de Jupiter.)
Ovide, Métamorphoses, II, 486-8
Il est touchant de voir le poète tenter, prudemment, de rendre à Callisto ces traces de l’humanité qu’on lui a arrachée. Mais, si ses propres plaintes accompagnent celles de la jeune femme, il est bien le seul à l’entendre. Callisto laisse errer ce corps qui ne lui appartient plus dans un monde qui lui est étranger. Ourse, elle craint les autres ours. Autrefois fière chasseresse, autrefois soldate de Diane, elle craint les chasseurs. Elle fuit la forêt qu’elle savait pourtant si harmonieusement habiter et qui lui fait peur maintenant; elle s’approche des habitations humaines où réside le véritable danger. En quelques vers doucement élégiaques, Ovide laisse imaginer la dysphorie, l’expérience radicale, impossible, d’une rupture entre l’intérieur et l’extérieur, quand l’esprit est devenu incapable d’interpréter les sensations que le corps lui livre.
Le poète en même temps – et c’est, aussi, le projet des Métamorphoses – consacre à travers son récit l’individualité irréductible de l’être, y compris dans son expression animale. L’ourse est Callisto, et Callisto ourse est toujours mère. Ainsi s’achemine-t-elle vers sa fin tragique – ou sa transfiguration, comme on voudra. Tandis que l’ourse Callisto errait sans plus savoir comment être dans le monde, son fils Arcas a grandi, il a maintenant quinze ans. Ovide ne dit pas comment le petit a survécu à la métamorphose de sa mère, advenue juste après sa naissance; d’autres versions du mythe rapportent qu’Arcas a été sauvé par Hermès. Ce qui intéresse le poète, plutôt, c’est de raconter la rencontre du jeune homme, devenu chasseur, avec sa mère que, on s’en doute, il ne reconnaît pas. Mais l’ourse, elle, le reconnaît. C’est l’occasion d’une scène bouleversante, qu’on découvre du point de vue d’Arcas et qu’on ressent de celui de l’ourse, selon un nouveau renversement de perspective qui nous fait, pour un instant, croiser les expériences humaine et animale.
Incidit in matrem, quae restitit Arcade viso
Et cognoscenti similis fuit; ille refugit
Inmotosque oculos in se sine fine tenentem
Nescius extimuit propriusque accedere aventi
Volnifico fuerat fixurus pectora telo
(il tombe sur sa mère, qui se figea à la vue d’Arcas
et sembla le reconnaître ; lui s’enfuit,
et – il ne peut savoir ! – s’épouvanta
devant ces yeux fixés sur lui, sans fin, immobiles.
Elle désire vivement s’approcher, tout près ;
il va transpercer son sein d’un trait sanglant)
Ovide, Métamorphoses, II, 500-4
Avec quelle émotion on imagine l’ourse errante soudain face à son fils humain, après quinze ans et tout un monde de séparation, incapable de détourner ses yeux d’ourse du visage du jeune homme, incapable de dénouer le lien de tendresse qui, toujours, l’unit à lui qui ne la reconnaît pas, à l’enfant qui s’apprête, de frayeur, à la tuer. Les résonances sont nombreuses avec les épisodes précédents du récit, semblant ainsi annoncer, de fait, sa résolution: l’être qui se fige de désir pour l’autre – désir maternel et protecteur à présent; la terreur devant l’inquiétante familiarité de l’être qu’on croit reconnaître, qu’on devrait reconnaître, mais qui nous échappe, qui est et n’est pas à la fois ce qu’on voit; la blessure enfin – involontaire à présent, mais terrible. Le châtiment impardonnable infligé à Callisto s’achève et se révèle dans cet épisode qui la laisse en suspens dans un geste de tendresse interprété comme un geste d’agression.

C’est en cet instant où le jeune Arcas s’apprête à commettre, bien innocemment, un matricide, que Jupiter juge que toute cette affaire est tout de même allée un peu trop loin et menace de le rendre responsable de la transgression d’un tabou. Le dieu, pour empêcher la flèche du chasseur d’atteindre sa cible, recourt à un expédient assez radical: il métamorphose la mère et le fils en étoiles. Ainsi naissent la Grande et la Petite Ourses, que les Romains appelaient Septem Triones. Dans la mesure où triones en latin désigne des bœufs de labour et où la Grande Ourse à elle seule est composée de sept étoiles, je ne m’étendrai pas davantage sur l’étymologie de cette appellation, pour éviter d’ajouter inutilement de la confusion. Son lien avec notre mot « septentrion » pour désigner le Nord, s’explique néanmoins par la fin du mythe, qui témoigne, s’il en était besoin, du tempérament revanchard de Junon. Excédée, en effet, de voir sa rivale finalement récompensée par une place de choix au ciel, la déesse en appelle à Thétys et Océan, invoque devant eux l’injustice intolérable dont elle est la victime et leur enjoint finalement de refuser à jamais de recevoir cette nouvelle constellation dans leurs eaux.
L’exclusion de Callisto devra donc persévérer au-delà même de sa transfiguration – aussi appelée, dans le cas présent, catastérisme, ou « transformation en astre », par les savants -, pourtant maigre compensation des horreurs qu’elle aura endurées. Callisto, qui nous est apparue au début du mythe, avant sa fatale rencontre avec Jupiter, comme une femme pleinement chez elle dans le monde, parce que parfaitement libre de toutes les contraintes qui pèsent habituellement sur son sexe, subira ensuite exil sur exil. Exil de son propre corps, aliéné par le viol, puis défiguré par la métamorphose; exil de son désir et de son amour, quand elle est chassée par Diane; exil de la maternité, quand elle est séparée de son fils, et condamnée à ne plus être reconnue par lui; exil, enfin, de la vie et du monde. Callisto, l’innocente Callisto est coupable d’exister. Son exil s’aggrave encore aujourd’hui puisque son histoire est curieusement, on l’a rappelé au début de cette aventure, un mythe largement oublié. Est-ce parce qu’un de ses points d’ancrage les plus sûrs, l’un des invariants qui traversent toutes les versions recensées par la mythographie, reste cet amour, discrètement reconnu par Ovide, entre la jeune femme et Diane? Peu importe la raison. Tournons nos regards vers le ciel nocturne, et souvenons-nous de Callisto.

Traduction des vers en exergue: « car oui, je t’enlèverai cette figure, qui te séduit, et qui séduit, parasite, mon mari »
Un commentaire sur “Le mythe de Callisto #3. Le corps transfiguré”