Ce reflet en abyme comme le refuge ultime d’une conscience tourmentée, qui n’ose affronter ce qui l’attend, en dehors, et en dedans. Elle se contente dans la vaine, stérile contemplation de soi sans rien entendre d’elle-même ni du monde. Voire. Elle se contente rarement, au fond, justement. Comme d’un flash sur un miroir, elle se nourrit éblouie, jamais rassasiée, des regards portés sur elle, qui ne la voient pas. Tragédie médiocre. Elle se fuit dans ce vertige, pour mieux fuir les autres, qui l’inquiètent dans leur persistance têtue à n’être pas elle. Elle est à elle-même son hydre invincible et aveugle. Protéiforme, elle n’en a aucune.
Le narcissisme est un oubli de soi, et Narcisse meurt de ne pas se reconnaître. Dès qu’il s’aperçoit, il devient double, à la fois sujet et objet, irréconciliable à lui-même.
« O utinam a nostro secedere corpore possem! » (1)
Ainsi souhaite-t-il s’extraire de lui-même pour mieux y revenir assouvir son désir impossible. Pouvoir s’offrir le regard ultime, le sien désormais extériorisé.
Ainsi Echo, amoureuse éconduite, se voit condamnée à le répéter toujours et ne jamais l’atteindre. Les destins de la nymphe et du jeune homme sont inévitablement liés, l’une disparaissant d’incarner malgré elle le désir impossible de l’autre.
Ainsi la conscience narcissique, loin de se découvrir dans le regard de l’autre, s’y aliène à mesure qu’elle le force, le viole pour le conformer à ce qu’elle veut.
Les regards, comme autant de miroirs déformants, lui donnent une assurance fantasmée, toujours au bord de l’écroulement, à moins d’être nourrie encore. Elle se met en abyme en eux, et sombre. Elle ne peut exister que dans ce va et vient délirant entre son besoin insatiable de l’autre et son incapacité à le reconnaître, à prendre sur elle la responsabilité de ce visage qui la regarde.
Tournée à l’infini vers elle-même, la conscience narcissique est irresponsable. Le pouvoir la rend dangereuse; elle ne supporte pas la contradiction, cette affirmation de l’autre dans sa singularité, hors d’elle; toujours elle forcera le réel pour l’adapter à son fantasme, brouillant insidieusement la perception que les autres, désormais inclus en elle, croient en avoir. Le doute cartésien devient totalitaire; je ne suis plus parce que je pense; je suis, et toute la réalité avec moi, ce que la conscience narcissique pense que je dois être. C’est bien son injonction ultime, formulée par Orwell. Non plus « tu fais ». Non plus « tu penses ». Mais bien, « tu es ». (2)
Elle ne fait pas la réalité à son image; prise dans l’évanescence lumineuse entre son absence à elle-même et le miroir, elle n’a pas d’image propre; rien de solide pour soutenir le sujet. Elle modèle la réalité comme elle veut qu’on la voie. De là naît une illusion redoublée, qui à la fin ne recouvre plus rien et menace, si la conscience narcissique réussit son entreprise de domination, de nous engloutir tous. Redoutable trou noir où chaque nouveau regard est un de ces photons condamnés à disparaître, dévié à jamais par la phénoménale courbure que la conscience narcissique, singularité sombre et dévorante, impose à l’espace temps. Au-delà de l’horizon des événements, l’information s’évanouit.

Il est naturel qu’elle veuille pouvoir épanouir sa vanité sans médiation susceptible de démentir l’illusion d’elle-même qu’elle produit. L’exercice du commentaire, de l’interprétation, est l’expression d’une altérité qu’elle ne peut reconnaître et qui lui est insupportable. Il lui faut la recouvrir d’incrédulité et la submerger dans une logorrhée destinée à noyer tout esprit critique. Ainsi de tout ce qui menace de déchirer le rideau recouvrant son absence.
« Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » (3)
Pour elle, la fameuse célébration de notre communauté de destin formulée par Montaigne n’a pas de sens; pour elle, chaque homme doit être l’outil de confirmation de la réalité telle qu’elle veut la voir, ou doit être nié. Elle se rend alors victime consentante des théories complotistes, autant qu’elle les produit. Il s’agit d’enfermer le monde dans la prison de son moi à la fois inane et boursouflé.
La curiosité pour l’autre lui est étrangère; la frontière lui est familière. Aussi s’attaque-t-elle d’abord à ceux qui conçoivent un monde fluide, idéal ambitieux d’échanges où l’on recherche une articulation harmonieuse de l’étranger et du familier, dans une reconnaissance mutuelle; qui remettent en cause l’absolutisme du territoire bien délimité où la conscience narcissique entend exercer la suprématie de son pouvoir.

Caravage l’a magistralement représentée, prisonnière de son propre reflet, enfermée dans son regard en ricochet. Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, en deux tableaux, son Narcisse et sa Diseuse de bonne aventure, il montre à l’homme européen les deux voies qui s’offrent à lui : l’encerclement dans une impossibilité à devenir, ou le décentrement post copernicien; la contemplation morbide de sa grandeur fantasmatique, ou l’entrecroisement joyeux et érotique des regards; le resserrement sur soi jusqu’à l’anéantissement, ou l’élargissement de son propre horizon d’existence.

(1) Ovide Métamorphoses, III, v. 467 – « Puissé-je me séparer de mon propre corps! » – on remarquera l’emploi du possessif « nostro » dans le vers d’Ovide : on le lit fréquemment, surtout en poésie latine, pour renvoyer à un sujet unique; l’usage prend ici bien sûr une dimension nouvelle, et signe le dédoublement désespéré de Narcisse.
(2) Plus exactement, Orwell, par la bouche de O’Brien, formule ainsi les trois temps qui mènent à l’achèvement parfait de la pensée totalitaire, de l’Inquisition à l’Ingsoc de 1984 : « Thou shall not », « Thou shall », « Thou art ».
(3) Montaigne, Essais, III, 2, « Du repentir ».