Déchiffrer la littérature, déchiffrer le monde

Écrire, c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre.

Roland Barthes, Sur Racine

La littérature est une énigme. Elle l’est par son inhérente ambiguïté, et parce que chaque texte est une question au monde, sur le monde. Elle n’est ni vraiment un reflet du réel, ni vraiment sa recréation par la force de l’imaginaire, elle est l’énigme du réel mise à nu et offerte à sa résolution. Bien sûr, celle-ci n’est jamais atteinte ; on ne résout pas le réel, pas plus qu’on ne lui échappe, même en inventant des histoires. Les textes, ce qu’ils racontent, sont en lui et en jaillissent, comme l’énergie quantique du vide, pour produire un peu de lumière. L’étincelle du texte naît du frottement immémorial de l’esprit évadé dans la contemplation du monde contre ce mur d’incompréhension irréductible que son existence représente pour lui. La littérature appelle à son propre déchiffrement; la geste de l’écriture est une quête en clair-obscur qui invite le lecteur à résoudre un pan infinitésimal de l’énigme infinie. Le texte est un cône de lumière qui laisse dans l’obscurité tout ce qui ne tombe pas sous son regard, et provoque par ce manque le désir urgent de rencontrer ou de produire d’autres cônes, d’éclairer d’autres coins sombres.

Comète 252P/LINEAR photographiée par Hubble.

Aussi le texte, par nature, ne cesse-t-il de nous apporter furtivement la consolation de comprendre, pour un court instant, un peu de notre vie et de notre présence, tout en faisant signe en même temps, toujours, vers l’énigme, et en disant le mystère au fondement de toutes choses. L’étymologie de l’énigme nous renseigne sur sa dualité féconde: αἴνιγμα, parole obscure, ce qu’on laisse entendre. L’énigme est une parole paradoxale qui dit sans dire, qui se révèle autant dans ce qu’elle dit que dans ce qu’elle cache. Et ce qu’elle dit, si on sait écouter, si on s’abandonne à l’histoire qu’elle raconte, fait signe vers ce qu’elle cache, qui est ce qu’elle veut vraiment dire. Son sens doit être trouvé dans ce jeu subtil entre dit et non-dit, qui se répondent et se nourrissent l’un de l’autre. La lumière surgit de la coexistence de ces contraires, quand on a réussi à ouvrir son regard pour les considérer en même temps, ensemble, tissés l’un à l’autre, intriqués et indissociables. Ce tissu complexe, c’est le texte. L’énigme nous révèle que le monde ne s’offre pas à l’explication; plutôt que chercher à le déplier, il faut, nous dit-elle, suivre humblement ses plis aux dimensions multiples, et prendre le risque de s’y perdre. Le monde est une interrogation posée à notre désir d’exploration; il convient d’y chercher une réponse sans avoir l’hubris de la trouver. Il est le « Voyage » d’Apollinaire, qui aboutit d’un côté au point d’interrogation de notre vie, de l’autre aux constellations d’étoiles où se découvrent les lois mathématiques de l’Univers en même temps que le mystère de son histoire et de son existence.

Apollinaire, « Voyage », dans Calligrammes (1918)

À la fin de la lecture, aucune réponse définitive ne se sera présentée, mais si on a su s’abandonner un moment à l’effort de son déchiffrement, le texte aura rendu plus sage.

De cette valeur fertile du texte, Cixin Liu donne une démonstration magistrale dans sa trilogie de science-fiction, Le Problème à Trois Corps. Depuis que les Trisolariens, habitants d’une planète située dans le système à trois étoiles d’Alpha du Centaure (les « trois corps » qui posent « problème »), se sont manifestés à eux, les humains sont confrontés à des questionnements nouveaux qui relèvent autant de leur survie physique que de leur préservation morale et intellectuelle. Ils découvrent non seulement qu’ils ne sont pas seuls, mais surtout que leur civilisation, toute cette technologie dont ils sont si fiers, en est encore au stade de l’enfance. Le récit s’étend sur plusieurs siècles au cours desquels les humains comprennent que l’Univers est une « forêt sombre » (c’est le titre du deuxième volume de la trilogie), le lieu d’une lutte sans merci entre des civilisations qui se vivent les unes les autres comme des menaces potentielles, où les plus avancées annihilent les plus fragiles, sans y réfléchir à deux fois, dès le moment qu’elles ont eu l’imprudence de se faire connaître.

Les humains, si leur histoire apparaît souvent comme une longue suite de guerres fratricides et sanguinaires, ont aussi pu se laisser aller au rêve d’une grande communauté galactique. Leur rapport à l’extraterrestre fantasmé est le reflet de ce qu’ils ont toujours été les uns avec les autres, et oscille entre crainte d’une invasion destructrice et échanges pacifiques. Curieusement, au regard de ce que les civilisations plus avancées sur le plan technologique ont pu faire subir à celles qu’elles voyaient comme primitives, les humains n’ont jamais conçu, dans leurs représentations imaginaires du contact avec une civilisation extraterrestre, de situations où ils étaient les agresseurs (on retiendra néanmoins l’exception remarquable d’Avatar, de James Cameron). Conscience de leur propre fragilité, ou absolution morale à peu de frais? Toujours est-il que, lorsqu’il s’agit de se confronter aux extraterrestres, l’homme se projette ou bien comme le récipiendaire d’un savoir généreusement offert par une intelligence supérieure, ou bien comme une victime. Face à cet inconnu, face à cet autre ultime, l’esprit hésite entre terreur et fascination, mais oublie ses tendances meurtrières. Peut-être que sur ce point au moins Freud avait raison, et que Thanatos n’est finalement que le signe d’une tentation autodestructrice.

En théorisant l’Univers-forêt sombre, Cixin Liu ne déroge pas à cette règle tacite des représentations fictives de la rencontre avec l’extraterrestre. L’humanité découvre qu’elle n’est qu’une proie en attente d’annihilation. Puisqu’il est assez vite démontré au cours du roman qu’elle n’aura les moyens ni de riposter ni d’exécuter une attaque préventive, trois choix se présentent à elle: fuir, se cacher, ou donner la garantie de sa parfaite innocuité en renonçant à tout progrès technologique. Ces trois solutions opposent chacune des obstacles qui, sans être insurmontables, ne sont pas encore à la portée de l’intelligence humaine. Fuir sans crainte d’être rattrapé suppose de maîtriser le voyage interstellaire à une vitesse voisine de celle de la lumière; garantir sans doute possible sa propre innocuité exige de plonger tout le système solaire dans un trou noir artificiel d’où aucune transmission ni aucun vaisseau ne peut s’extirper, condamnant du même coup la civilisation terrienne à un âge obscur technologique définitif; des trois solutions, se cacher reste la plus accessible, et sera finalement choisie par l’humanité. On ne dira pas si ce fut la bonne décision.

Pour pallier ses propres défaillances intellectuelles, l’humanité recevra l’aide opportune et indirecte des Trisolariens, par l’intermédiaire d’un humain, Yun Tianming, exilé sur l’un des vaisseaux autrefois ennemis mais devenus à leur tour la proie des prédateurs de l’Univers, à la suite de circonstances complexes. Yun Tianming apparaît dans le récit comme un deus ex machina échoué: il resurgit, contre toute attente, au moment où l’humanité est dans une situation particulièrement désespérée, pour lui enseigner le savoir dont elle a besoin et qu’il a appris des Trisolariens. Ceux-ci cependant surveillent la conversation, contraignant Yun Tianming à parler sous forme d’énigme. À la fin, les humains ne sauront pas s’emparer de ces précieux enseignements pour se sauver, mais ce passage du dernier volume de la trilogie, intitulé La Mort immortelle, est l’occasion pour Cixin Liu de mettre en abyme la nature et la vertu mêmes de la littérature.

Yun Tianming raconte trois contes où se cachent, pour celui qui sait les déchiffrer, les secrets fondamentaux de la physique. Le lecteur est lui aussi invité à les lire et à réfléchir en même temps que les personnages de la fiction pour trouver, dans cet imaginaire inscrit dans l’imaginaire, pour trouver, dans ce que dit l’énigme, tout ce qu’elle ne dit pas. Lire les contes de Yun Tianming, c’est faire l’expérience d’un vertige, où la fiction dévoile en elle-même son propre reflet et révèle le secret qui la fonde: le texte de littérature est, par nature une invitation au déchiffrement. Yun Tianming reproduit le geste de l’écrivain, qui consiste à dire sans dire, à faire signe vers ce que le texte recèle de sens caché et en même temps ouvert à l’interprétation. Ainsi la littérature, nous dit Cixin Liu, se propose-t-elle comme une herméneutique du monde qui, dans une composition paradoxale et harmonieuse, à la fois admet son mystère irréductible et reconnaît la possibilité consolatrice de sa compréhension partielle.

En ce sens, le noème fondamental de la littérature est le symbole, tel que les Grecs l’entendaient. Le σύμβολον est à l’origine un objet coupé en deux, dont deux hôtes conservaient chacun une moitié, qu’ils transmettaient à leurs enfants, comme signe de reconnaissance de l’hospitalité autrefois contractée. Le symbole incarne donc le souvenir et la persévérance d’une relation. Il est un appel au retour, et comme pour le puzzle, c’est l’adéquation exacte entre les parties qui permet de valider dans le présent ce qui fut dans le passé. Ainsi le texte est-il le lieu où se joue une telle adéquation, entre le regard de son auteur, et celui, démultiplié, de ses lecteurs : auteur et lecteur apportent chacun le morceau du σύμβολον qui lui appartient pour réaliser la relation virtuellement contenue dans le texte. Et sa richesse, épanouie à travers le temps et l’espace, suppose que cette relation se renouvelle à l’infini. Roland Barthes a défini le texte de littérature comme une question laissée en suspens. Il n’entend pas pour autant qu’il n’ait pas de réponse:

La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie: on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit en dehors de toute réponse: affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure.

Roland Barthes, Sur Racine

Les Terriens de La Mort immortelle sont donc mis au défi de trouver une réponse à la question posée par les trois contes de Yun Tianming. Celui-ci a présenté à l’humanité sa partie du σύμβολον, et l’humanité doit en retour déterminer la moitié manquante qui lui revient, celle qui entrera en correspondance avec son histoire, son langage et sa liberté, pour actualiser la reconnaissance à laquelle le texte appelle. Elle fera l’expérience, en entrant dans l’imaginaire créé par l’un des siens, d’une fiction qui, à elle seule, la contient tout entière, dans son rapport à sa propre histoire comme dans son rapport au monde.

L’union symbolique du texte à son lecteur devient le parfait miroir de l’union symbolique du lecteur au monde. En déchiffrant le sens caché au cœur de la fiction, l’homme reconnaît ce geste familier qui fonde l’angoisse, la joie et le sens de son existence: le déchiffrement d’un monde où l’on tombe sans l’avoir choisi, sans en connaître les lois, pourtant le seul possible, et sans lequel nous ne serions pas. La quête de la moitié manquante, qui révélera son adéquation parfaite avec celle détenue par le monde hôte, est la quête de toute une vie. Sans doute n’aboutit-elle jamais. Mais chaque texte est là pour nous en rappeler l’urgence, et nous éclairer un peu sur le chemin à suivre.

Image en Une: nébuleuse de la Bulle, photographiée par Hubble.

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