Le jeu vidéo est une invitation au voyage1. Jouer, c’est sortir de soi et se réincarner dans un univers au miroir de notre monde. Comme n’importe quelle fiction, le jeu vidéo est le lieu d’une expérience qui ne peut se vivre qu’en lui. Sa texture, les émotions et les réflexions qu’elle enfante sont intimement dépendantes de sa forme singulière. Et là règne la simulation. Le monde du jeu en devient à la fois autre et étrangement familier – une variation joyeuse de la vallée de l’étrange théorisée par Masahiro Mori. L’idée d’expérience prend alors tout son sens et sa réalité ; jouer, c’est comprendre et s’approprier les règles de cet autre monde pour, enfin, y devenir soi-même. Pour que le plaisir esthétique propre à l’expérience vidéoludique soit complet, l’avatar doit représenter un prolongement du joueur, une projection de soi comme un autre, dans l’univers du jeu.
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Le lieu semble désert, comme apaisé de la disparition de toute chair, sinon exactement de toute vie. Il n’est plus que la trace de ce qui fut. Le joueur y advient, comme descendu du ciel. D’ailleurs, une voix aux accents divins l’accompagne et l’appelle « mon enfant ». Il est la créature, un Adam nouvelle génération, perdu seul dans un monde dont il ne sait rien, dans un Eden en ruines. Adam métallique. Créature machine. L’avatar est un robot, l’humanité s’est dissipée. La voix « divine », qui dit s’appeler Elohim, en est peut-être la dernière manifestation, comme si ce monde post apocalyptique n’avait gardé d’elle, ironiquement, que ses aspirations spirituelles, son rêve d’un au-delà du monde et d’elle-même. Seule présence, Elohim inspire néanmoins peu confiance, peut-être parce qu’il prétend d’emblée imposer ses règles à ce monde vierge qui, voudrait-on plutôt, nous appartient désormais. Le joueur est perdu, mais il désire être libre, de tout voir et de tout faire. Quelque chose s’ouvre à lui, et il voudrait que les limites enfin soient abolies.
Ainsi dès les premières minutes, l’expérience de The Talos Principle s’offre dans sa singularité ; le joueur en perçoit déjà tous les aspects, sans le savoir encore, comme une rumeur du monde qui se déplie sous ses yeux. Elle reste à déchiffrer et l’interrogation qui le saisit est au principe même du jeu.
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Un long tunnel, au bout duquel on distingue une lumière. Il n’y a pas d’autre choix que d’avancer. Aucun préambule pour amortir la chute dans le jeu. On arrive de nulle part et on se dirige vers l’inconnu. L’économie de moyens est parfaite et, déjà, sans avoir encore rien vu, le joueur est confronté à un questionnement fondamental : l’image est-elle d’une naissance, ou au contraire de la mort, pour accéder à un monde au-delà ? Les deux semblent se confondre, mais l’effet reste le même : le processus d’immersion inclut une mise à distance, exige qu’on se demande ce qu’on vient faire là, avant d’avoir pu se demander ce qu’est ce « là ».
Au bout du tunnel, emplissant soudain l’écran, un premier puzzle, facilement résolu. Un premier labyrinthe. Et quelque chose s’enclenche.
On s’est ainsi incarné à même cet univers encore ignoré, lieu d’une solitude absolue. Aucune voix, cette fois, aucun guide, que notre propre capacité à appréhender les règles et à donner du sens à ce qui nous entoure.
Le joueur, plus que jamais, est perdu et c’est ce qui à la fois crée son désir d’explorer et donne une texture particulière à sa perception virtuelle, son plaisir esthétique.

L’environnement qui s’ouvre appelle à le contempler, autant qu’à le décomposer pour le recomposer. La simulation, dans The Witness, devient expérience de vie pleine et entière. Plongée dans un monde inédit, dont tout reste à découvrir et à comprendre, mais avec la certitude profondément jouissive qu’il est signifiant, plein d’une cohérence qui n’attend que d’être révélée.
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L’entrée dans le jeu, ici, est avant tout très cinématographique. Un film augmenté, dont le joueur sera un personnage. Un carton, en préambule, a prévenu : chaque action, chaque décision, aura des conséquence sur le passé, le présent et le futur. Choisissez avec sagesse. Et l’on passe en quelques secondes du statut de spectateur à celui d’acteur, s’incarnant soudain dans un monde en plein chaos, bouleversé, au bord de la destruction. A l’instar du personnage/avatar, on ne sait ni ce qui se passe, ni où l’on est. Correspondance parfaite et immédiate avec la jeune fille à l’écran, le joueur n’a comme elle aucune idée de l’enchaînement d’événements – de l’enchaînement d’actions et de décisions sagement choisies – qui l’a mené au milieu de cette tourmente. Et il faut, simplement, avancer. Monter, jusqu’à ce phare que l’on distingue là-bas. De là, on pourra observer impuissant l’apocalypse qui s’abat sur la petite ville, qu’on devine avoir été jusque-là l’univers familier du personnage. La symbolique de cette ouverture est limpide et puissante, et contient déjà, latente, l’expérience singulière qui s’amorce. Le joueur, bien sûr, n’en sait encore rien, se trouve seulement saisi de devoir, d’emblée, lutter pour sa survie, dans un monde qui, de surcroît, semble condamné. Tout au plus se demande-t-il peut-être de quelle tourmente intérieure cette tornade de film catastrophe est l’extériorisation violente, quand survient un deuxième effet d’incarnation. La jeune Max Caulfield se réveille en sursaut de ce cauchemar, au milieu d’une salle de classe paisible, où l’on entend, sans trop y prêter attention, disserter le professeur de photographie (que de signes, pourtant, cachés dans ce discours!), qui applique à son art une citation fameuse d’Hitchcock à propos du cinéma, lequel serait « de petits morceaux de temps ».
Toutes les pièces du puzzle, émotionnel et existentiel, que compose Life is Strange, sont en place.
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The Talos Principle, The Witness, Life is Strange : trois jeux qui, chacun à sa manière, amènent le joueur à vivre l’expérience d’une incarnation dans l’univers de la simulation ; trois jeux qui font vivre chacun une expérience philosophique et esthétique, obligent le joueur à réfléchir sur le phénomène même de son immersion dans la simulation, à se questionner profondément sur ce qu’il est en train de faire, non seulement dans le monde clos du jeu, afin d’en appréhender les règles, lesquelles ne sont jamais données d’avance, mais plus généralement, et de manière plus inattendue, dans le fait même de jouer. Et leur grande réussite est de rendre l’immersion d’autant plus profonde et complète, qu’elle n’est plus une donnée immanente, évidente, non réfléchie, de l’acte de jouer.
Le virtuel n’est plus le lieu simplement du divertissement, entendu comme fuite du réel ; il est accès vers une autre dimension du réel, où la vie elle-même se réfléchit et où s’expérimentent toutes ses potentialités.
Vous pouvez lire deux prolongements de ce post ici et là.
1On emprunte l’expression à Hovig Ter Minassian et Samuel Rufat, dans leur article d’ouverture à l’ouvrage collectif, Espaces et temps des jeux vidéo (éditions Questions théoriques).