« D’où venons-nous Que sommes-nous Où allons-nous »

Méditation libre sur un tableau de Gauguin

« Nous avons respecté notre image en toi. »

Diderot

Un tableau comme une question, sans point d’interrogation. Comme si le signe de ponctuation appelait encore trop à chercher une réponse.

Une question multipliée, déclinée trois fois, sans points d’interrogation, reléguée par le peintre dans un coin de son œuvre, mais tout en haut, et sur un fond doré qui attire l’œil irrésistiblement. Malgré la taille de la fresque, malgré la multitude à regarder, on reviendra, sans le vouloir, vers la triple question.

L’autre coin, en haut lui aussi, résonne avec celui de l’énigme, doré lui aussi, sans raison apparente; il intervient comme une anomalie, semble prolonger le décor luxuriant, et pourtant pas tout à fait; la ligne s’est brisée légèrement en entrant dans le fond d’or, qui résonne, immanquablement, avec les corps nus des figures à l’avant-plan.

Trois questions chronologiques qui annoncent une histoire, un récit que le tableau refuse de raconter. Spectateur, tu seras aussi le narrateur de l’histoire qu’on te dévoile, de ton histoire.

*

Si, prisonnier involontaire des codes de ta culture, tu veux la lire de gauche à droite, tu partiras de ta vieillesse, endormie et sombre, vieillesse flanquée d’une jeunesse insolente, vieillesse nue au bord de la mort; et tu avanceras parmi les âges, sans ordre, jusqu’à ta naissance innocente, jusqu’au moment où tu dormis pour la première fois, avec, autour de toi, une trinité de fées veillant négligemment sur ton sommeil. Elles te regardent, toi qui es hors du tableau, hors du monde; spectateur de toi-même, elles te regardent.

Même le chien s’occupe d’autre chose. Tu peux dormir sereinement, personne, autour de toi, ne s’inquiète.

*

Une chèvre a remplacé le chien de ta jeunesse. Elle dort déjà, ou bien, Argos fidèle, veille encore sur toi quand, pour la dernière fois tu vas t’endormir.

*

Quel que soit l’ordre dans lequel tu décides de la lire, ta vie est enclose dans un jardin confus où les plans s’entremêlent. Au loin, un fleuve ou la mer, une île rocailleuse, Ithaque à portée de main. Mais chacun se détourne de cet appel vers une exploration incertaine, de ce retour vain vers un ailleurs inaccessible. Personne ne regarde cet exotique trop connu; là-bas sans doute ne sont pas les réponses; on le sait à présent.

*

Entre ta mort et ta naissance, une figure androgyne se dresse et sépare ton monde en deux. Ève caryatide, elle cueille le fruit que tu mangeas près d’elle autrefois, et porte le ciel qu’elle seule voit. Ton regard s’attarde sur elle quelques instants, avant de repartir, pris dans un double cercle infernal qui dessine inlassablement deux ailes chaotiques, de chaque côté. Elle t’ancre provisoirement dans ce monde insensé et tu te demandes quel goût a ce fruit défendu que le ciel fait, à peine, descendre jusqu’à toi. Tu ne te souviens pas. Tu l’as goûté et tu as oublié. Peut-être, dégoûtée, l’as-tu même donné à finir à la chèvre et aux chats. Et maintenant, tu donnerais tout pour être grande à nouveau, pouvoir t’étirer jusqu’à la voûte où le mystère de tes sens est contenu. Mais, sans le savoir, tu tournes le dos à ce que tu pourrais devenir, et, sans le vouloir, regardes vers ce que tu seras, en dépit de tes ruses et de tes détours.

*

Quelqu’un t’a déjà appris à cacher ton corps, à avoir honte de ta nudité innocente. Alors, tu n’as pas osé manger le fruit jusqu’au bout, tu l’as donné à finir à la chèvre et aux chats, qui sont plus heureux que toi.

Pourtant, ta déesse est nue elle aussi, et ne t’interdit rien. Qui est venu semer en toi le doute sur ce que tu es? Qui est l’usurpateur? Pourquoi a-t-il voulu apprendre aux corps le péché de s’étreindre, et aux âmes celui de se contempler amoureusement dans le miroir de la chair?

Toi, tu fais simplement comme on te dit, sans comprendre.

Tu restes, immobile, les lèvres figées sur le fruit défendu, perdue entre celle qui a eu l’audace de le cueillir pour toi, et ta déesse qui ouvre ses bras pour t’accueillir tout entière dans sa minéralité céleste.

Tu ne regardes ni l’une ni l’autre parce que, désormais, tu éprouves cette peur qu’on t’a apprise. Tu te contentes de baiser le fruit en cachette avant de le donner à la chèvre et aux chats, qui savent mieux que toi ce qu’ils doivent faire de leurs corps. Bientôt, tu lèveras les yeux vers ce corps recroquevillé, résigné et prêt à tomber, sans voir l’autre qui l’accompagne, tendre et heureux, abandonné à sa propre puissance. Et tu auras peur, de nouveau, parce qu’on n’aura pas voulu te dire tout ce qui est possible avant le gouffre.

*

Et toi, spectateur et narrateur de ton existence, ton regard poursuit sa route de planète errante d’un éclat de lumière à l’autre, dessine son orbite stochastique, s’arrête languissant sur ces chairs peintes vivantes, sur ces peaux lumineuses qui résonnent sans avoir besoin de se parler.

Tu ne sais toujours pas d’où tu viens, ce que tu es, ni où tu vas. Mais tu sais maintenant que tu aimes cette vie, sa douleur et sa joie.

Tu as reconnu l’autre en toi, et tu as souri.

Illustration en Une: Paul Gauguin, « D’où venons-nous Que sommes-nous Où allons-nous » (1897-98) – format frise (131,9 cm x 374,6 cm) – musée de Boston

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